La semaine dernière ou à peu près, fin Mai 2017 donc, Google a lancé une nouvelle fonctionnalité : le "personal filter tab". Il s'agit d'un onglet sur le moteur de recherche permettant de ne chercher que sur votre compte Google, que parmi vos informations stockées dans les services du cloud de Mountain View.
Concrètement ça ressemble à ça :
Et hop, à partir de ce moment là toutes nos recherches se limitent exclusivement au contenu des informations liées à notre compte Google (mail, photos, calendrier pour l'instant mais le liste des services devrait s'étendre). On ne cherche plus "des photos d'arbres" mais "nos photos d'arbres".
Chacun cherche chez soi.
Comme le rappelle 01Net qui le tient lui même de Search Engine Roundtable, il était déjà possible de farfouiller dans les docs de son compte Google à l'aide de l'opérateur "my" ajouté devant certaines requêtes (uniquement dans certaines régions). Autant dire qu'absolument personne ne se servait de cette fonctionnalité que Google tente donc désormais de déployer de manière plus intuitive via son onglet "personal tab". Avec, évidemment, toujours plus de pub ...
Mais pourquoi fait-il cela ?
Je vais vous le dire mais juste avant permettez-moi une petite parenthèse.
Si je devais aujourd'hui résumer ma contribution à la recherche au moyen de deux phrases, il s'agirait de deux intuitions. La première indiquait que nos disques durs allaient disparaître pour se retrouver "dans le Cloud". Et elle avait fait la une du journal Le Monde un jour d'avril ... 2005 (je vous l'ai remise ici récemment). Et la seconde établissait le constat que "l'homme était un document comme les autres", nous étions alors en 2009.
En fait nos disques durs ont commencé à disparaître (ou à migrer dans le Cloud, ce qui revient au même) à partir du moment où l'homme est devenu un document comme les autres. Plus exactement à partir du moment où les grands acteurs de l'économie de l'internet ont compris et réalisé que la prochaine conquête ne serait pas spatiale mais documentaire. Si la causalité directe est impossible à établir, la corrélation entre le déport dans le Cloud de nos usages et de nos documents d'une part, et l'établissement de régimes de documentation - et de surveillance - généralisés envisageant l'homme comme un simple document d'autre part, est elle difficilement contestable, et installe la question documentaire comme une question politique majeure et déterminante pour l'avenir de nos sociétés.
Et donc ...
Et donc, ceci étant posé, essayons de répondre à la question du pourquoi (ce nouvel onglet "Personal Tab") ?
Le web, ou à tout le moins la nature des processus et des technologies documentaires qui traversent ses 25 ans d'histoire, tout cela s'est toujours inscrit dans un mouvement oscillatoire, un mouvement de balancier. Du personnel à l'universel, de l'infra-documentaire au supra-documenté. Ce qui compte dans ce mouvement de balancier c'est sa dynamique, c'est le mouvement lui-même. En allant remettre de la documentation "personnelle" dans la représentation documentaire "universelle" qu'il propose habituellement, Google s'offre un moyen de relancer une curiosité, une friction, une ambigüité aussi, qui va faire naître - du moins l'espère-t-il probablement - de nouvelles sources d'attention, et donc de monétisation.
Si paradoxal que cela puisse paraître, nous n'avons des documents que nous "possédons" ou auxquels nous accédons, et qui sont attachés à nos comptes en ligne, qu'une vue et une représentation aussi partielle que celle dont nous disposons pour l'ensemble des informations effectivement disponibles à l'échelle de la planète. Nous avons pour l'essentiel perdu ces repères, ces bornes que représentaient la longueur des étagères (devenues infinies) où les dimensions d'un disque dur et le message indiquant qu'il est "saturé", qu'il n'y a plus ... d'espace. Incapables de "voir" ce dont nous disposons à notre portée, nous devenons incapables de "savoir" ce que nous possédons vraiment.
Google a, d'une manière ou d'une autre toujours cherché à "capter" documents et données, personnels, privés ou publics et à produire cette oscillation entre l'information "publique" et les documents "personnels". Sans y revenir dans le détail on peut au moins pointer 3 dates clés.
Courant 2006, Google actualisait et peaufinait son outil "Google Desktop Search" qui permettait à l'époque de faire tourner le moteur sur l'ensemble des documents stockés dans notre disque dur local.
En 2007 tout le monde voit débarquer la "recherche universelle" qui mixe l'ensemble des textes, images, vidéos, blogs, et news jusqu'ici présentés et indexés séparément dans le moteur, et qui est également une manière de nous préparer à l'indexation de l'ensemble de "nos" photos, images, etc.
Et en 2012 c'est le lancement de Google Drive et l'outing concernant l'ambition de conserver la copie dorée de l'ensemble de nos traces documentaires, qui sont aussi des traces comportementales et navigationnelles en plus de celles déjà collectées par Google au travers de nos historiques de recherche et de sa régie publicitaire :
"En nous rapprochant de la réalité d'un "stockage à 100%", la copie en ligne de vos données deviendra votre copie dorée et les copies sur vos machines locales feront davantage fonction de cache. L'une des implications importantes de ce changement est que nous devons rendre votre copie en ligne encore plus sûre que si elle était sur votre propre machine."
C'est alors un bouleversement absolument considérable, un changement de paradigme total dans la manière d'envisager l'économie documentaire consubstantielle à l'histoire du web, qui nous mène droit à ce que j'appelle le 3ème âge du Cloud et dans lequel nous évoluons encore aujourd'hui.
Donc Google a, disais-je, toujours cherché à "capter" documents et données, personnels, privés ou publics et à produire cette oscillation entre l'information "publique" et les documents "personnels". Et cette captation s'effectue dans une double logique : d'une part il s'agit de conforter la dépendance à ses services en détenant ce qu'il formalisait dès comme la "copie dorée" de l'ensemble des traces et documents que nous produisons. Une "copie dorée" qu'il étend également à l'ensemble des ressources du web public (conservées en cache dans sa base de donnée) et du domaine public de la connaissance (avec par exemple le projet Google Books). Mais disposer de ces copies dorées permet d'atteindre un autre but que celui qui garantit son modèle et sa rente économique (le modèle publicitaire de ciblage et de personnalisation assis sur un capitalisme linguistique et/ou de la surveillance). Disposer de ces copies dorées c'est également s'assurer de pouvoir renforcer la "base de connaissance" qui est nécessaire au déploiement de l'ensemble des technologies de compréhension du langage naturel et d'intelligence artificielle reposant aujourd'hui techniquement sur du "deep" ou du "machine learning" mais présupposant d'avoir accès à une quantité illimitée de données déjà en partie "qualifiées", décrites et indexées par les utilisateurs eux-mêmes, et ce à fin d'entraîner lesdites "intelligences artificielles".
Donc quand Google nous permet de chercher, depuis son moteur, dans nos données personnelles, il crée une incitation qui nous pousse presque mécaniquement à lui fournir encore davantage de données personnelles, et bénéficie en fin de cycle de cette manne personnelle et publique pour entraîner et développer ses propres technologies d'intelligence artificielle ou de compréhension linguistique fine du langage naturel. Son obsession soudaine pour nos photos participe naturellement de la même logique.
Mais n'y voyez rien de personnel.
Tout ce qui est personnel est déjà connu de Google. Il s'agit juste d'une nouvelle stratégie d'amorçage pour nous sortir d'une routine cognitive acquise dans l'utilisation du moteur, sortie dont il espère, à son habitude, pouvoir tirer quelques bénéfices attentionnels et publicitaires. Mais également contribuer à façonner de nouvelles routines, de nouvelles interactions entre les différents "silos" qui composent "ses" moteurs, et ce faisant continuer d'entraîner et d'alimenter des ingénieries de l'assistance de plus en plus efficientes, et de plus en plus aliénantes.
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