Ethan Zuckerman, actuel directeur du MIT Center for Civic Media, mais également inventeur du "pop-up", vient de publier une tribune dans The Atlantic intitulée "Le pêché originel d'internet" et sous-titrée "il n'est pas trop tard pour abandonner le modèle d'affaire basé sur la publicité et construire un meilleur web."
Pour les pressés ou les non-anglophones, Arrêt sur Images résume bien l'intérêt de cet article. Je reprends ici leur traduction d'un passage clé de ladite tribune :
"Il n'y a pas de réponse simple à la question de savoir comment nous payons pour les outils qui nous permettent aujourd'hui de partager le savoir, les opinions et les idées de chacun et des photos de chats mignons. Quel que soit le sysème de paiement que nous choisissons (micropaiements, abonnements, collecte de fonds), il y aura toujours des conséquences inattendues", estime-t-il sur The Atlantic avant d'ajouter : "Après 20 ans à essayer de financer le web par la publicité, on voit bien que ce modèle est mauvais, cassé et corrosif. Le temps est venu de commencer à payer pour protéger notre vie privée, pour soutenir les services que nous aimons et abandonner ceux qui sont gratuits mais considèrent leurs utilisateurs comme des produits".
En septembre 2013, je publiais de mon côté un billet, "Confiance biométrique, se mettre le digital dans l'oeil", dans lequel j'indiquais clairement ce que Zuckerman annonce dans son article comme désormais inéluctable. Permettez que je m'auto-cite :
"Désormais logée dans cette extension corporelle (basculement anthropologique) qu'est devenu notre portable, précédée dès hier par les Google Glasses et suivie demain par les montres connectées, le passage à l'ère industrielle et grand public de la biométrie est tout sauf anecdotique. (...)
Nombre d'analystes commencent à comprendre que, stratégiquement et commercialement, cette inclusion biométrique forcée (...), conjuguée à la fin de l'anonymat possible, va permettre d'enclencher la phase 2 de la rentabilisation de l'économie de l'attention : nous amener à accepter (et à souhaiter) qu'il faille désormais payer pour un droit à la privauté, qu'il fasse mettre la main (enfin du coup l'index ou le pouce suffira ...) au portefeuille pour s'extraire, s'abstraire du panoptique marchand, littéralement s'en "dés-indexer" et retrouver un possible droit à la décontextualisation. Les grandes firmes ont depuis longtemps compris qu'il leur serait très compliqué de convaincre les usagers de payer pour des services ou des ressources jusqu'ici perçues comme légitimement gratuites. Compris également que la machine à cash de la publicité contextuelle n'était pas loin d'atteindre son optimum et devait être complétée par d'autres revenus à la courbe de croissance possiblement exponentielle. Comme la vente de l'accès s'épuise, on va donc vendre du retrait.
C'est la monétisation de l'opt-out. Du "pay per view" au "pay per out". (...) Vous n'étiez pas prêts et ne vouliez pas payer pour entrer dans le système ? Vous serez prêts à payer pour en sortir. On paie déjà pour "exclure" la publicité des offres de streaming musical. On paiera pour pouvoir s'extraire du vertige du panoptique, ou pour, plus vraissemblablement, que ceux-là mêmes qui nous emprisonnent, les attentionnés gardiens de notre attention, nous fassent miroiter l'espoir d'être les uniques possesseurs de la clé de notre cellule. Dès lors nous sentirons nous moins enfermés, moins cernés, moins coupables de le rester en sachant que nous le sommes. Pas dit pour autant que nous ayons l'occasion ou même l'envie de sortir de nos cellules."
La tribune de Zuckerman est un indicateur assez fort du fait que la phase 2 est désormais enclenchée : mais au-delà du fait de payer pour des services que nous aimons, je suis convaincu - et espère vous convaincre - que le point de bascule je jouera autour du fait que nous sommes désormais prêts à payer pour notre "privacy".
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Pour revenir un peu plus longuement sur l'argumentaire et la démonstration de Zuckerman, celle-ci so'rganise en plusieurs temps.
Le constat est que l'omniprésence de la publicité à conduit à l'essor du Big Data, non pas tant pour son "efficience" mais par la promesse qu'il offre de pouvoir un jour raconter de "meilleures histoires" :
"Once we’ve assumed that advertising is the default model to support the Internet, the next step is obvious: We need more data so we can make our targeted ads appear to be more effective. Cegłowski explains, “We’re addicted to ‘big data’ not because it’s effective now, but because we need it to tell better stories.” So we build businesses that promise investors that advertising will be more invasive, ubiquitous, and targeted and that we will collect more data about our users and their behavior."
Janus Bifrons publicitaire. Zuckerman démontre ensuite qu'au-delà de l'évident bénéfice du modèle "gratuit financé par la pub" notamment en termes d'accès, les questions de "surveillance" et de "privacy" ne pouvaient à terme qu'occuper le 1er plan et devenir profondément clivantes :
"The great benefit of an ad supported web is that it’s a web open to everyone. It supports free riders well, which has been key in opening the web to young people and those in the developing world. Ad support makes it very easy for users to “try before they buy,” eliminating the hard parts of the sales cycle, and allowing services like Twitter, Facebook, and Weibo to scale to hundreds of millions of users at an unprecedented rate. This, in turn has powerful network effects: Once all your high school classmates are on Facebook, there’s a strong temptation to join, even if you don’t like the terms of service, as it’s an efficient way to keep in touch with that social circle.
In theory, an ad-supported system is more protective of privacy than a transactional one. Subscriptions or micropayments resolved via credit card create a strong link between online and real-world identity, while ads have traditionally been targeted to the content they appear with, not to the demo/psychographic identity of the user. In practice, part of Facebook’s relentless drive to ensure all users are personally identifiable is to improve targeting and reassure advertisers that their messages are reaching real human beings."
Zuckerman revient ensuite sur les 3 grands défauts de ce modèle :
- le lien intrinsèque entre publicité et surveillance :
"First, while advertising without surveillance is possible—unverifiable advertising was the only type of advertising through most of the 20th century—it’s hard to imagine online advertising without surveillance."
- le délitement des logiques d'engagement au profit de logiques de clic :
"Second, not only does advertising lead to surveillance through the “investor storytime” mechanism, it creates incentives to produce and share content that generates pageviews and mouse clicks, but little thoughtful engagement."
- la centralisation induite par ce modèle dans un environnement dont la première propriété était inversement d'être en permanence a-centrée (Principe de "mobilité des centres" de Pierre Lévy) :
"Third, the advertising model tends to centralize the web. Advertisers are desperate to reach large audiences as the reach of any individual channel shrinks."
Le résultat est limpide pour Zuckerman : au lieu d'un "effet réseau", on aboutit à l'édification de bulles attentionnelles (théorie d'Eli Pariser de la "filter bubble") toujours plus étanches et qui finissent par altérer, par scinder les visions du monde dont disposera un individu au travers du prisme social qui aura le mieux su capter son attention et le maintenir captif dans son écosystème :
"This personalization means that two readers of The New York Times may seen a very different picture of the world, and that two users of Facebook certainly do, shaped both by our choice of friends and by Facebook’s algorithms."
Dans les derniers paragraphes de son article, Zuckerman rappelle - et je l'en remercie - à quel point Ted Nelson avait été visionnaire avec son système Xanadu :
"The model Ted Nelson dreamed of with Xanadu, where hyperlinks would ensure authors were cited and compensated for their work, required a micropayment system with low transaction costs."
Il cite ensuite différents projets - de BitCoin à Stellar - qui permettraient de mettre en place ce système de micropaiement à l'échelle mondiale. Systèmes qui reposent tous sur une architecture Peer To Peer.
Ce même Peer To Peer qui fut historiquement l'architecture fondatrice du réseau avant d'en devenir une subversion assumée et dédiée vers des pratiques d'échange non-marchand (incluant des aspects illégaux). Ce P2P qui s'affirme aujourd'hui, peut-être, comme l'avenir d'internet en tant qu'écosystème marchand : Pay For Privacy. Pay to have a Private Life.
<mise à jour du soir> Dans un genre plus illustré, on consultera avec jubilation l'une des livraisons estivales de boulet.corp, justement intitulée, "Pub et caca". <mise à jour>
Je ne comprends pas. Un serveur qui centralise des données personnelles centralise des données personnelles, qu'on le paye ou non (aujourd'hui en plus on le paye pour le faire).
Ex: Arrêt sur Images possède des données sur nous, ils ne les exploite pas parce qu'ils ne savent pas le faire, on les paye pour qu'ils ne le fassent pas alors qu'ils ne le font déjà pas, demain ils apprennent à le faire et il faudra juste les croire qu'ils ne le font pas ? C'est une plaisanterie.
Pour limiter la centralisation des données personnelles, il faut... limiter la centralisation des données personnelles, et pas payer les acteurs de la centralisation des données pour qu'ils fassent semblant de ne pas en faire. Je parle ici des équipements, du stockage dispersé sur des NAS dans tous les foyers, de la mise à disposition d'accès internet et sans doute du partage de CPU. On paye, oui, mais on paye ce qu'on cherche à avoir, pas une bonne volonté quelconque.
Pour ce qui est de la publicité elle-même... tant que les entreprises n'ont aucun feedback sur un éventuel coût que cela représenterait elles investiront dedans. Alors si elles n'ont aucune information sur leurs clients éventuels elles vont essayer de soumettre ceux-ci. La publicité non personnalisée est en réalité bien plus néfaste que la publicité personnalisée, parce qu'elle essaye de modifier nos comportement au lieu de les influencer. Je pense qu'il serait plus préférable d'influencer les influenceurs relativement à nos objectifs individuels plutôt que de simplement croiser les doigts et espérer leur bonne volonté.
Rédigé par : ropib | 19 août 2014 à 17:18
Rien de bien nouveau à devoir payer pour protéger sa vie privée : la liste rouge de l'ex-PTT(ex France Telecom devenu Orange) avait déjà appliquer ce principe il y a bien longtemps.
Une réflexion complémentaire : un service gratuit peut disparaître du jour au lendemain sans crier gare et sans que l'on n'est quoi que ce soit à dire, concernant un service payant, c'est déjà plus dur...alors on n'achète pas simplement le droit à sa vie privée mais une certaine pérennité du service rendu !
Rédigé par : Rémy | 19 août 2014 à 18:17