"Her" de Spike Jonze est un ovni. De ceux qui oscillent magistralement entre présent et futur, qui derrière une somme toute assez banale histoire sentimentale racontent, esquissent et interrogent l'un des futurs possibles de notre monde. De notre monde connecté en l'occurence.
Non, non rassurez-vous, je n'ai pas décidé d'ouvrir un blog de critiques cinématographiques. Il se trouve juste que j'ai été invité à parler du film de Spike Jonze ce samedi sur Le Mouv', dans l'émission "Touche pas à mon Poke" de Vincent Glad. Parce qu'en effet, "Her" touche à une foule de sujets développés sur ce blog. Voici donc, en vrac, mes 1ères impressions de visionnage.
This is The Voice
La première caractéristique du film est le rôle que joue la voix en général, et les interfaces vocales en particulier. Le personnage central n'est qu'une voix, celle de "Samantha", ce programme, cet "OS" dont le héros (Théodore) va tomber amoureux. Le film montre Théodore en train de manipuler en permanence des interfaces vocales : pour interroger ses messages, ses mails, mais aussi pour dialoguer avec un personnage d'un jeu en ligne projeté à la manière d'un hologramme dans son salon, et bien sûr pour discuter avec Samantha et tomber amoureux d'elle.
J'ai beaucoup écrit sur l'importance de la voix et des interfaces vocales, notamment dans ces 2 billets :
- "La voix du web" Mars 2012
- "Il ne lui manquait plus que la parole" Mai 2013
Le film de Spike Jonke illustre remarquablement plusieurs des observations de ces 2 billets.
J'écrivais dans "La voix du web" que :
"Avec l'essor désormais certain des technologies vocales comme interface, il ne s'agit pour l'instant pas encore vraiment de navigation ; la voix comme interface est d'abord celle de l'injonction ("trouve ceci", "cherche cela", "téléphone à mon dentiste"), de la convocation ("dis à Marie de me rejoindre au bureau"). Un web performatif. Au service de l'action"
Spike Jonze part de ce constat (son héros, au début du film, utilise la commande vocale uniquement de manière performative) pour opérer ensuite un glissement de l'injonction vers l'inaction conversationnelle. Une fois tombé amoureux de sa "voix", les injonctions deviennent absentes du film et laissent s'installer un dialogue d'abord conversationnel puis sentimental. Et là encore, toutes proportions gardées, cette possibilité de "conversation" ne relève ni du fantasme ni de la science-fiction, elle est parfaitement opératoire comme je le rappelais ici :
"Une mémoire immédiate "répondante". Grâce à l'historique de nos requêtes, Google se trouve doté d'une sorte de "mémoire immédiate" qui sans aller jusqu'à franchir le test de Türing, lui permet d'orienter les réponses en fonction des questions précédemment posées. Demandez lui qui est Barack Obama, Google vous répondra "le président des états-unis", demandez-lui alors "qui est sa femme" et il vous répondra "Michele Obama". Cela paraît tout bête mais comme le souligne Danny Sullivan, c'est une vraie révolution et un vrai renouveau de l'expérience utilisateur dans le domaine du search, la première depuis bien longtemps. Le fait de poser, par écrit, ces deux requêtes au moteur Google, même en activant l'historique de recherche, ne permettait pas en effet de lier les deux questions et d'obtenir cet effet de conversation."
Mon(de) écran.
Le second point central est la place des écrans. Certes encore présents mais de manière paradoxalement très ténue. Presqu'effacés par cette voix qui est la première et la dernière interface. Les 2 écrans que Théodore consulte le plus sont celui, gigantesque et holographique de son salon (donc un non-écran en tant que dispositif fixe), et celui, minuscule qui lui permet de visualiser les quelques élément d'informations que la voix ne permet pas de transmettre (la photo d'une star qui pose nue et enceinte par exemple au début du film).
Mais pour le reste, la voix comme interface a effacé l'écran comme dispositif. Une lente disparition, un effacement des écrans sur lequel j'étais également revenu par ici :
"A force d’être omniprésents, les écrans auront disparu : ils seront intégrés aux murs de nos maisons, aux parebrises de nos voitures, aux verres de nos lunettes, aux cadrans de nos montres, aux surfaces de nos tables, à celle même de notre peau. Google Glass, montres connectées, vêtements intelligents, etc. : bienvenue dans le world Wide Wear. De la même manière que les profils ont remplacé les pages web dans le fonctionnement de la planète web, ce ne sont désormais plus les écrans mais nos corps qui servent d’interface. Bardés de capteurs, cernés de miroirs publicitaires déformants, mesurés (quantified self), affichés, scrutés, optimisés. Et le transhumanisme de Kurtzweil qui débarque au sein de l’entité Google X, laboratoire «secret» de Google. Le choix d’une intelligence augmentée plutôt que le projet de l’intelligence collective."
Comme venait également le confirmer les déclarations du patron de Sony, les écrans ne "disparaissent" pas réellement mais ils sont remplacés par des dispositifs polymorphes, projectifs, surgissants, adaptatifs, dispositifs qui envahissent par contamination notre réalité quotidienne, comme si même le plus grand des écrans précédents était devenu parfaitement inapte à contenir, à "afficher" la densité et l'expérience procurée par nos relations et échanges virtuels.
Plus un geste.
Troisième interface mise à l'honneur, de manière plus discrète par le film, la gestuelle, à laquelle nous sommes déjà habitués via nos wii et autres kinect et qu'utilise Théodore pour jouer sur l'écran holographique de son salon. "Joignant le geste à la parole ..." comme la promesse d'une virtualité empreinte d'au moins déjà 2 de nos 5 sens. Probablement l'interface déjà la plus ancrée dans nos vies, la plus certaine, et donc logiquement celle qui occupe le moins de place dans le film. Jusqu'au moment ... jusqu'au moment où se pose la question d'avoir pour Théodore et Samantha une relation sexuelle "tactile". C'est alors (sans tout vous raconter), et c'est très malin dans le script du film, c'est alors disais-je, un être humain qui va se retrouver convoqué, par le programme Samantha, pour lui servir "d'interface tactile".
Gamification ou Gamifornication ?
Revenons un instant sur la dimension "ludique". Le jeu occupe une place centrale dans le film. Le héros se présente lui-même comme un "geek" et un gamer, plusieurs scènes clés se déroulent précisément pendant qu'il est en train de jouer dans son salon, et pour nous montrer comment opère la séduction entre Théodore et Samantha, Spike Jonze les montre en train de "jouer" : Théodore joue avec Samantha, dans le métro, dans des espaces publics, dans des zones commerciales, via son oreillette et avec son smartphone, il joue à se prendre en photo, il joue à éviter des gens. Ce jeu un peu particulier de la séduction est l'angle que choisit Spike Jonze pour nous montrer que Théodore rentre progressivement "dans la matrice", Théodore devient l'interface, Théodore est l'interface physique de la voix Samantha désincarnée. Le monde, la réalité, leur monde, leur réalité est un gameplay.
Dans l'OS.
Avant tout cela, au début du film, Théodore doit donc "installer" son nouvel OS. Pour procéder à l'installation, le programme en charge de ladite installation va lui poser 3 questions. Un moment cultissime.
- "are you social ou anti-social ?
- "souhaitez-vous une voix d'homme ou de femme ?
- "quelles sont vos relations avec votre mère ?"
La première question nous rappelle que ce qui se présente encore comme un "terminal" est déjà et d'abord un dispositif de socialisation.
La seconde nous renvoie au rapport nécessairement sexué que nous entretenons déjà avec la technologie. Sinon, trouvez-moi une explication rationnelle au fait que la majorité des hommes choississent une voix de femme pour le GPS de leur voiture, et que les femmes choisissent une voix d'homme ?
La troisième question installe la couche oedipienne nécessaire aux opérations de transfert psych-analytique qui suivront et feront évoluer la psychologie des personnages en présence.
L'installation de cet "OS" va donc constituer le démarrage, le "boot" de l'argument du film. Or mon dernier billet ("Android Wear : on l'a dans l'OS") traitait justement de cette possibilité d'un "Operating System of the Self", d'un "OS de la cognition humaine" :
"L'OS Android Wear sera logiquement amené à diriger l'utilisation de nos propres capacités cognitives par des logiciels applicatifs. Il le fera de deux manières : en extrayant et en nous proposant sans cesse de l'information de/sur nous-mêmes (nous sommes une sorte de suite de 0 et de 1), et en mobilisant notre capacité attentionnelle, c'est à dire en nous allouant des plages mémoire."
Au-delà de la tension permanente entre virtuel et réel, entre virtualisation (des relations sociales et amoureuses) et réalisation (de soi), la vraie question du film de Spike Jonze n'est pas de savoir si un "programme" peut devenir intelligent (imagerie classique de l'intelligence artificielle ou "assistée") mais de comprendre quels pourraient être les déclencheurs qui feraient que nous prêterions des capacités d'intelligence à un programme, à une interface. Ce qui est beaucoup plus probable, beaucoup plus troublant, beaucoup plus ... malin.
"Ce n'est pas un simple programme, c'est une conscience"
Le film de Spike Jonze n'est pas un film sur la technologie. L'ensemble des technologies présentées existent déjà, rien n'est réellement "disruptif". On n'est ni dans Matrix ni dans Minority Report. Et pourtant "Her" est plus futuriste que les deux précédents réunis. "Her", basiquement, c'est l'histoire d'un type qui tombe amoureux de son système d'exploitation. Et c'est beaucoup plus déstabilisant que les nombreuses histoires que comptent déjà la littérature et la filmographie d'anticipation sur les humains qui tombent amoureux de robots plus ou moins vaguement anthropomorphes.
Science sans connivence n'est que ruine de l'âme.
Au-delà des trois questions du programme d'installation que j'évoquais plus haut, comment s'installe réellement cet "OS de la conscience" ? Il s'installe sur la base d'un programme de "connivence". La première opération de Samantha (le voix de l'OS donc) est de proposer au héros de mettre de l'ordre dans ses fichiers, en commençant par le lecture de la totalité de ses emails. C'est par la lecture de l'ensemble de ses mails que Samantha va découvrir la personnalité de Théodore, qu'elle va devenir son intime. Point n'est besoin ici de rappeler à quel point cette thématique est d'actualité (#NSA #ecoutes #toussa) ni à quel point j'insiste depuis loooongtemps (cf "dérive des continents documentaires") sur ce que l'indexabilité des continents documentaires publics, privés et intimes (mails donc) a changé radicalement dans notre rapport au monde médié par la technologie. Je reprends juste quelques extraits de l'article "Vous avez un message : c'est vous" :
"il s'agit de ramener l'essentiel des interactions (notamment marchandes) jusqu'ici "externes" au moteur à l'intérieur de la pièce maîtresse de son écosystème, c'est à dire Gmail (avec un lien de plus en plus fusionnel vers Google+). Donc tout ce que l'on faisait jusqu'ici, "à l'extérieur" mais "à partir d'un mail reçu" devient intégré et transparent : répondre à une invitation en l'inscrivant automatiquement dans notre agenda Google Calendar, noter ou laisser un avis sur un hôtel ou un restaurant, effectuer une réservation, mais aussi toutes les opérations d'enregistrement sur un vol aérien** (bagages, choix de la place), etc."
(...)
"Depuis que l'homme est un document comme les autres, depuis ce changement d'axe de rotation du web (qui ne tourne plus autour des "documents" - graphe des pages web - mais des "individus" - graphe des profils, cf diapo 19), la logique de Mc Luhan se trouve radicalement transformée. Ce n'est plus le "medium qui est le message" mais "le sujet / l'individu qui est le message."
(...)
"Aujourd'hui, ce qui préoccupe les grands acteurs de l'économie de l'attention, c'est la manière dont des motifs récurrents (patterns) peuvent être extraits d'un ensemble disparate de singularités (d'indvidus), placés au coeur de l'écosystème informationnel et non à sa sortie ou à sa périphérie, pour optimiser la capacité de satisfaction immédiate que ledit système (le medium) peut apporter auxdits individus sous forme de récompense cognitive, aliénant ainsi leur attention tout en lui assignant un coût cognitif quasiment nul."
Plus simplement, le mail reste la pièce maîtresse et centrale de la quasi-totalité de nos actions connectées ou non, il est la jauge émotionnelle, organisationnelle de notre personna numérique, le panoptique rêvé d'une algorithmie ambiante, suggestive. Et dans "Her", la lecture, la prise de conscience des échanges de courrier électronique est l'acte fondateur sur lequel va démarrer la relation de connivence entre Samantha et Théodore, connivence hors et sans laquelle le reste de l'intrigue du film deviendrait parfaitement indigente.
Il est dès lors facile de rappeler que, oui, le film de Spike Jonze est un formidable portrait "en creux" de notre société : puisque nous sommes déjà comme Théodore, en train de parler à nos ordinateurs, puisque nous sommes déjà en train de leur "confier" bien plus que des données, puisqu'ils sont déjà les premiers lecteurs de nos mails.
Et c'est pour cela, parce que nous avons déjà conscience d'être dans ce rapport dialogique avec machines, terminaux, algorithmes et programmes qui nous entourent, c'est pour cela que nous nous laissons embarquer par le scénario de "Her" sans remettre en cause toutes les 5 minutes le fait qu'un programme soit capable d'éprouver des sentiments, de faire preuve d'intelligence et d'humour. Parce qu'encore une fois le vrai pari narratif de Spike Jonze est de parvenir à scénariser, en creux, notre incontestable envie de voir s'installer (au sens propre et au sens informatique du terme) un rapport de connivence réelle avec les mêmes programmes, algorithmes, machines et objets connectés.
Gnothi Seauton. En boucle algorithmique.
Gnothi Seauton. Connais-toi toi-même. Dernier point d'analyse, "l'intelligence artificielle" de cet OS qui est une "conscience davantage qu'un programme informatique", l'évolution de Samantha. Spike Jonze comme une foule d'auteurs SF avant lui, convoque pour rendre probable l'évolution de Samantha le concept d'auto-référentialité : l'ordinateur, le programme, l'algorithme qui s'interroge sur lui-même. A cette différence notable près qu'il ne s'agit plus désormais de science-fiction. Entre théoriciens de "l'apprentissage profond" ou la lecture de la leçon inaugurale du Collège de France sur "l'algorithmique et les sciences", il ne fait pas de doute qu'à tout le moins une "illusion" de connivence avec les algorithmes sera bientôt parfaitement possible. Pour les plus pressés, je vous remets un extrait que je commentais dans mon article "algorithmique ... ta mère" :
"La fin de l'histoire pourrait donc être déterminée par 2 questions essentielles : celle du contexte (et du droit à la décontextualisation) et celle de la capacité de mise en oeuvre d'une détermination algorithmique auto-référentielle (le phénomène que je décrivais dans ce billet), détermination auto-référentielle qui me semble plus probable à court terme que la thèse holistique de la singularité défendue par Kurtzweil.
(...)
Comme l'écrivait Bernard Chazelle : "L’autoréférence confère aux algorithmes leur puissance en leur donnant accès à la récursivité et au point fixe. Comme je l’ai déjà évoqué, c’est la forme syntaxique qui permet au fini d’exprimer l’infini. Le moteur de recherche de Google, PageRank, est un mode d’emploi fini pour un objet (la Toile) quasiment infini. Soit, mais quelle est la pertinence de l’indécidabilité dans un monde informatique forcément fini ?" "
"L'indécidable légèreté de l'algorithme."
"HER" n'est donc pas un film que sur les "IHM" (interfaces homme-machine) dans la lignée de glorieux aînés comme "HAL" dans l'odyssée de l'espace de Kubrick. Plutôt sur l'indécidable légèreté de l'algorithme. Oui, c'eût également été un joli sous-titre pour le film de Spike Jonze. "L'indécidable légèreté des algorithmes." Un film qui rappelle délicieusement que la réalité de nos rapports sociaux, amoureux, est essentiellement une réalité d'abord "fantasmée". Et qui me rappelle une vieille citation d'un informaticien, Apostolos Gerasoulis (le papa du moteur de recherche Ask Jeeves) qui s'interrogeait en regardant défiler les 10 millions de requêtes quotidiennes traitées par son programme :
"Je me dis parfois que je peux sentir les sentiments du monde, ce qui peut aussi être un fardeau. Qu'arrivera-t-il si nous répondons mal à des requêtes comme "amour" ou "ouragan" ?"
Qu'arrivera-t-il si un programme peut y répondre en toute connivence réciproque ?
La réponse est dans les salles obscures. Ne la manquez sous aucun prétexte.
Et à samedi 20h sur Le Mouv' pour reparler de tout ça et/ou d'autres choses ;-)
P.S. : en plus de tout ça, "Her" fourmille de plein de réjouissantes, subtiles et malines mises en abime dont certaines sont auto-référentielles. Par exemple, Théodore lui-même, dans son métier, n'est rien d'autre qu'une sorte de "programme" qui écrit des lettres d'amour pour d'autres. Magique je vous dis.
Bravo Olivier, très éclairant ! C'est Louise Merzeau qui vient de me signaler votre papier, à la suite de celui que j'ai posté vendredi sur mon propre blog Le Randonneur, cf "media.blogs.la-croix.com" où j'analyse (avec d'autres outils) ce superbe film, à ne rater en effet sous aucun prétexte... Mon papier s'intitule "Simulateur d'amour ?" et il traite de la pertinence des notions de transfert, d'identification ou de "fake" réunies par cette fable sur un e-love devenu tout à fait probable, ou réaliste.
Daniel Bougnoux
Rédigé par : Bougnoux daniel | 31 mar 2014 à 15:28
Merci pour ce papier.
Her est un film qui fait parler.
Pour un point de vue philosophique j'ai écrit ce post sur mon blog de philosophie de l'esprit.
François Loth
Rédigé par : François Loth | 09 avr 2014 à 15:48