Ce texte est la version auteur d'un article qui vient de paraître et dont voici les références :
- Ertzscheid Olivier, "Outerweb et infranet : rendez-vous en 2063", in Documentaliste, Sciences de l'information, n°4, Décembre 2013, pp.30-31. Revue disponible en ligne sur le portail Cairn.info
Un numéro exceptionnel à l'occasion des 50 ans de l'ADBS, qui a demandé à plusieurs auteurs (et non des moindres) de réfléchir à ce que serait l'information (accès, métiers, scénarios, etc.) dans 50 ans : Jean-Michel Salaun, Dominique Cardon, Frédéric Martinet, Christophe Deschamps, Dominique Boullier, Rémi Mathis, Valérie Peugeot, Jacques Perriault et Jean-Baptiste Soufron sont quelques-unes des plumes à retrouver dans ce numéro exceptionnel.
Outerweb et infranet : rendez-vous en 2063
AUJOURD'HUI.
Le web a moins de 20 ans. Difficile de prédire ce qu'il sera devenu à 70 ans tant les bouleversements de son adolescence furent nombreux et radicaux. Voici les 5 principaux.
- L'ensemble des données et informations est désormais non seulement disponible mais surtout indexable et pour l'essentiel indexée par quelques acteurs tout puissants et ce indépendamment ou à l'encontre des habituelles conceptions d'une sphère publique versus une sphère privée : tout est dans le nuage, stocké et restitué en temps réel.
- Ces mêmes acteurs ont institué un capitalisme linguistique[1] transformant les mots-clés en valeurs et la langue en monnaie.
- Dès lors, l'axe de rotation du web a changé[2] : initialement constitué de documents, ce sont désormais nos profils et leurs expressions "statutaires" qui font tourner la planète web.
- Sur cette base les technologies "big data" permettent de calibrer des algorithmes prédictifs toujours plus efficients lesquels font émerger un web "sémantique" bâti sur ces couches basses de l'information que sont les données, nos données.
- Le tout en s'appuyant de moins en moins sur les externalités qui furent à l'origine du déploiement de ce média au profit d'internalités tant économiques (rachats de YouTube par Google, de Tumblr par Yahoo!, d'Instagram par Facebook, etc.) que systémiques.
WORLD WIDE WEAR.
Les écrans auront disparu. Disparus à force d'être omniprésents. Ils auront été intégrés, aux murs de nos maisons, aux parebrises de nos voitures, aux verres de nos lunettes, aux cadrans de nos montres. Google Glasses, montres connectées, vêtements intelligents. Le world Wide Wear. Le corps comme interface. Bardé de capteurs, cerné de miroirs, mesuré (quantified self), affiché, édité, planifié, optimisé. Le transhumanisme de Kurtzweil[3] au sein de l'entité Google X, laboratoire "secret" de Google. Le choix d'une intelligence augmentée plutôt que le projet de l'intelligence collective. Et l'algorithmie partout, ambiante, diffuse, à chaque choix, chaque décision, dans l'intervalle d'une micro-seconde, sur le modèle du trading haute fréquence[4]. La calculabilité du monde rendue possible par le projet, habilement marketé, de nous convaincre d'être à la fois le produit, l'interface et la monnaie. Le dernier rempart de l'indexable, du déchiffrable et du programmable reste celui du génome, de la génomique personnelle, et des promesses qu'elle porte, ou des cauchemards Orwelliens qu'elle inaugurera.
OUTERWEB ET INFRANET.
A ces échelles de la milli-seconde, avec la puissance de calcul des industries du Cloud, avec plus de 30 milliards d'objets connectés à l'horizon 2020[5], avec l'adaptabilité des algorithmies à l'oeuvre, avec la base de donnée d'un milliard de profils et du milliard de données que chacun d'eux laisse derrière lui, avec l'arrivée du "next big thing" qui sera le "next billion" (le prochain milliard d'internautes) la science-fiction ne sera plus qu'une vision réductrice des possibles. Après avoir relevé nos "like" sur des produits alimentaires, nos réfrigérateurs tweeteront aux super-marchés la liste de nos courses préalablement validée par l'algorithme diététique calé dans le capteur de notre montre connectée analysant en temps réel le nombre de calories consommées dans la semaine écoulée et dans celle à venir en fonction de la syncrhonisation des événements et activités figurant à notre agenda ; nos voitures sans conducteur iront faire ces mêmes courses toutes seules, passant au passage prendre nos enfants à l'école ; sur le chemin du retour ils visionneront sur leurs lunettes connectées un programme télé coupé par une publicité dans laquelle sera reproduite et insérée l'image de leur mère[6] vantant les mérites d'un DVD éducatif sur l'époque romaine parce qu'ils ont justement dans quelques jours une interrogation d'histoire dans leur collège.
Des domaines les plus triviaux aux secteurs les plus avancés (NBIC[7]), des choix les plus basiques aux stratégies les plus élaborées et nécessitant le plus d'inférences dans le calcul, tout sera pro-grammable et en-grammé.
Nous sommes aujourd'hui semblables aux primates découvrant la station debout et observant qu'ils perdent l'usage de leur mains comme organes de portage mais qui n'ont pas encore découvert qu'ils y gagneront un organe de préhension, un organe à tout faire, une interface universelle.
UN NOUVEAU PARADIGME DISRUPTIF DE L'INTERACTION.
L'outerweb c'est le web d'Alice au pays des merveilles, c'est l'autre côté du miroir-écran. Les contenus qui font corps avec le monde, que nous portons sur - et peut-être "dans" - notre corps. L'infranet c'est celui des objets connectés, extérieurs à nous-mêmes ou arborés comme autant de nouveaux oripeaux. Dans l'outerweb et dans l'infranet, l'essentiel des interactions s'effectuera en-deça de notre seuil de perception, "à l'insu de notre plein gré". Un réseau du défilement : comme dans une étrange caverne platonicienne nous ferons en permanence face à des murs : murs d'images, de sons, de données, murs immenses ou murs réduits à l'espace du cadran d'une montre, au périmètre d'un verre de lunette, murs sur lesquels défilent déjà (le "wall" facebook) des programmes, idées, images, sons, textes que nous n'avons pas choisis mais que nous aurions pu choisir, que d'autres, en tout cas, ont choisi pour nous, d'autres que l'on nous présente comme nos proches, nos "amis", d'autres qui sont ceux-là même qui bâtissent ces murs. Murs d'espaces également privatifs, jardins fermés du réseau, internalités tournant en boucle.
OBJECTIF ZERO CLIC.
Dans ce nouveau réseau, emmurés dans des espaces privés où l'on privilégie les interactions dégradées, de bas niveau[8], parce que plus facilement génératrices d'écho, de reprise, et donc de ca$h, nous ne cliquerons plus et nous n'écrirons pas davantage. Comme les écrans auront disparu, comme ils auront été - au sens quasi-biologique du terme - "assimilés", "digérés", les claviers disparaîtront à leur tour. Et avec eux la distance réflexive qu'autorise l'écrit. Comme ont disparu les périphériques habituellement associés à l'ordinateur (le modem, la souris remplacée par le trackpad, etc.), les claviers se contenteront encore de vagues surgissements au gré de la volonté du développeur d'une application, avant d'appuyer eux-mêmes définitivement sur la touche "DEL". Avec la disparition de cette dernière interface de l'écrit, l'interaction se déportera vers notre voix et vers nos gestes, comme hier se sont déportés vers les nuages les contenus de nos disques durs. L'internet de l'hypertexte s'est construit sur de l'écrit réagissant au clic d'une souris. Un texte et son périphérique. L'outerweb et l'infranet se bâtissent dès aujourd'hui sur des gestuelles mobiles adaptées aux terminaux les supportant désormais (tablettes) et correspondant au taux d'équipement du prochain milliard d'internautes connectés (mobiles), ainsi que sur des interfaces vocales, l'ensemble représentant pour l'historien des techniques du siècle prochain un passage certainement comparable à celui du volumen au codex, de la lecture à voix haute à la lecture silencieuse. Mais à l'envers.
APRES-DEMAIN.
Il sera devenu impossible de discerner les productions humaines (écrits mais aussi images, sons et vidéos) de celle des bots (web spinning[9]).
Le modèle publicitaire aura terminé d'actionner ses derniers leviers de rentabilité. Ayant pendant longtemps assuré la seule et unique perméabilité entre les différents silos techniques et attentionnels de l'oligopole à franges se partageant les accès de l'ensemble de la population connectée, il lui faudra nous imposer autre chose pour maintenir la gratuité de ces accès, gratuité garantissant elle-même la captation d'un volume suffisant de données. La monétisation portera donc désormais sur la possibilité de l'opt-out. Nous paierons pour que notre photo ne soit pas utilisée dans les publicités, pour que notre profil ne soit pas visible par certaines personnes. Pour que certaines données (photos, vidéos, etc.) soient effacées de manière programmée. Pour que nos comptes soient fermés après notre mort, pour que nous proches puissent récupérer nos données. Pour se soutraire au champ attentionnel, au spectre de l'indexabilité, au radar de l'intentionnalité. Tous ces choix qui nous sont aujourd'hui ôtés[10] sont les indices que demain ils nous seront proposés à l'achat.
La chaîne de valeur des biens et produits culturels s'effondrera et devra être entièrement redéfinie du fait de l'effacement de la matérialité de l'acte d'achat. Nous ne consommerons plus que de l'accès[11]. Des accès qui nous seront provisoirement alloués, nous privant de toute possibilité de copier[12] autrement qu'au sein même des espaces privatifs et clôts où nous mèneront ces accès autorisés. L'argent circulera majoritairement en pièce jointe[13].
Les moteurs de recherche et les réseaux sociaux investiront un certain nombre de tâches "régaliennes". La gestion du chômage par le biais d'une algorithmie d'affectation qui analysera en temps réel l'offre et la demande, et croisera l'ensemble avec nos parcours, nos situations et nos profils "professionnels" déjà en ligne, déjà indexés, déjà pré-affectés. La gestion de l'assurance maladie également. Par le biais d'une algorithmie de nature assurantielle : prescriptions médicales, dossier médical informatisé, et génomique personnelle. La gestion de l'enseignement enfin. Par le biais d'une algorithmie didacticielle embrassant l'ensemble des ressources éducatives disponibles en ligne et les faisant correspondre à notre niveau "scolaire", à notre projet professionnel, et nous délivrant en retour les badges et certificats attestant de cet apprentissage programmé.
Tous ces scénarios sont déjà au-delà du seul probable. Les infrastructures sont prêtes, les données disponibles, les algorithmes presque entièrement calibrés, les usages en train d'évoluer, trop souvent hélas de manière contrainte. Le cyberespace n'existe plus. Il est l'espace. Il nous reste encore à inventer la manière dont nous choisirons de l'investir et d'y interagir. Avant que d'autres ne le fassent pour nous.
[1] http://www.monde-diplomatique.fr/2011/11/KAPLAN/46925
[2] http://affordance.typepad.com/mon_weblog/2013/09/laxe-de-rotation-du-web-a-change-.html
[3] http://www.cnetfrance.fr/news/transhumanisme-en-route-vers-l-homme-augmente-39793020.htm
[4] http://affordance.typepad.com/mon_weblog/2012/03/documentation-haute-frequence.html
[5] http://www.gartner.com/newsroom/id/2602817
[6] http://affordance.typepad.com//mon_weblog/2013/10/lhomme-est-une-pub-comme-les-autres-.html
[7] Technologies NBIC : Nano- Bio- Info- Cogno- technologies.
[8] ce type de préférence pour des interactions de bas-niveau est qualifié de "kakonomie" par Gloria Origghi.
[9] http://affordance.typepad.com/mon_weblog/2013/06/spinning-the-web.html
[10] http://www.pcmag.com/article2/0,2817,2425499,00.asp
[11] http://affordance.typepad.com/mon_weblog/2013/04/lautorite-acces-desaxes.html
[12] http://affordance.typepad.com/mon_weblog/2012/09/lacopie.html
[13] http://affordance.typepad.com/mon_weblog/2013/06/vous-avez-un-message-cest-vous-.html
Commentaires