D'un côté les données.
D'un côté les données. Le web de la fouille de données. En sus des déjà classiques "méta"-données, débarquent les "grosses" données (big data) et les toutes petites données. Leur traitement, leur captation, leur exploitation, leur formulation même se passant à un niveau "infra", en deça de notre seuil de perception, en deça de notre capacité à en prendre conscience, à en avoir connaissance. Et le business-model du web qui se concentre et les concentre. Et des enjeux dont rend compte (notamment) la dernière livraison de First Monday.
D'un côté le consentement.
D'un côté le consentement. Celui de l'usager. Consentement "par défaut", règle de l'opt-out. Je te prends tout, tu acceptes que je te prenne tout et tout le temps, et si tu n'es pas d'accord, tu me le dis, pour que je t'autorise à sortir (partiellement) du gigantesque système d'indexation-captation mis en place. Consentement que l'on voudrait, à l'instar de la médecine, éclairé. Que l'on nous dise ce que l'on va faire de nos données, que l'on nous demande si nous en sommes d'accord, avant que de le faire. Est-ce réellement trop demander ? L'usage qui est fait de nos données sent-il tellement le souffre que l'on refuse de nous en faire le descriptif, de nous en livrer le mode d'emploi expurgé du sabir juridique qui rend son appropriation impossible à l'échelle des usagers pourtant directement concernés et impactés ? Tient-il à ce point l'ensemble de l'économie du web que cette dernière se sente condamnée par un possible droit de regard des usagers, travailleurs gratuits malgré eux ? Il semble que oui.
D'un côté les communs.
D'un côté les communs. Les biens communs informationnels. Oui la connaissance, l'information, le savoir, le vocabulaire, la langue sont comme l'eau, la lumière, la pluie, la chaleur, et les semences. Elles appartiennent à la nature. Il est dans leur nature de n'appartenir à personne pour être rendues disponibles pour tout le monde. Les obstacles à leur mise en oeuvre sont nombreux, mais ils peuvent être levés.
En résumé.
Nous avons donc ces données, ce consentement et ces communs, chacun analysé au travers d'un prisme déformant, un horizon de discours qui emprisonne plus qu'il ne libère et ne permet de croiser les enjeux de chacun :
- l'économie : données personnelles
- le politique : les biens communs
- l'éthique : le consentement éclairé
Il n'a pas fallu attendre internet, Snowden, Assange, Manning, Wikileaks, la NSA, Google et Facebook pour comprendre en quoi ces trois sphères sont partiellement - ou totalement - irréconciliables.
Octobre rouge.
Octobre, c'est le mois des biens communs. Nombre de villes en biens communs lancent diverses manifestations de pédagogie, de soutien autour des mouvements d'ouverture et de mise à disposition des données publiques, mais également autour de la réappropriation possible par chaque citoyen de ses droits numériques (comme celui à la copie privée). COMMUNS.
Octobre c'est également le mois ou le juge Koh lance une action en justice contre Google pour "l'écoute électronique" (Wiretapping) de son service Gmail, cette écoute qui lui permet de scanner d'immenses quantités de messages privés pour extraire des mots-clés et afficher de la publicité contextuelle. Mais peut-être aussi pour en faire autre chose (cf NSA, Snowden, etc). L'enjeu est énorme et il s'agit dans un premier temps pour le juge de rendre possible une procédure de "class action" (recours collectif) pour les 500 millions d'utilisateurs de Gmail dans le monde. Tout porte à croire que c'est le début d'un épisode judiciaire qui connaîtra de nombreux rebondissements, à l'image de celui toujours en cours à propos de Google Books. Mais avec deux différences de tailles : primo il s'agit de nos données, de nos conversations, et deuxio, le mail est aujourd'hui encore le coeur de l'ensemble de nos activités connectées et la pièce maîtresse de l'écosystème de services proposé par Google ou par d'autres. Quelle que soit l'issue de ce procès, et quel que soit le délai qui sera nécessaire pour aboutir à quelque chose, l'enjeu est colossal pour Google, pour Facebook (10 milliards de messages privés chaque jour, ineffaçables), pour l'avenir des technologies de personnalisation, pour l'avenir de l'ensemble des usages connectés, intérieurs ou extérieurs à la sphère marchande, pour chacun d'entre nous. Il s'agit pour le juge Koh d'obliger Google à obtenir notre consentement éclairé avant que de faire tourner son algorithmie sur le contenu de nos messages privés. CONSENTEMENT.
Octobre c'est le mois où l'on apprend que les leaders du temps de cerveau disponible se sont enfin mis d'accord sur une manière de partager et de rentabiliser au mieux les données et les interactions dudit temps de cerveau. TF1, Canal+ et Facebook. TF1, Canal+ et Facebook. L'alliance de la société du spectacle et de la société du "like". Carrément flippant. Tout ça pour, sur, par, via, nos données. DONNEES.
<Mise à jour du soir> Ce mois d'Octobre s'achèvera avec une journée d'étude sur le domaine public à l'Assemblée Nationale. Le 31 octobre. Entrée libre et gratuite mais sur inscriptions ici. Lionel Maurel, André Gunthert, Hervé Le Crosnier y officieront parmi d'autres. Si vous êtes parisien(ne)s ou de passage, n'hésitez pas. </mise à jour du soir>
Les données personnelles sont-elles des biens communs ? Ou les données les plus communes sont-elles des biens personnels ?
Le génome est-il un bien commun ? Oui. Et pourtant chacun dispose de son propre ADN. Mais extraire le génome du champ des biens communs à permis de breveter le vivant. D'abord les plantes, puis les semences, puis des séquences chromosomiques, de la mouche, de la souris, puis de l'homme. Avec les dérives que l'on sait. Les données personnelles sont notre génome sociétal, elles induisent davantage une gouvernance, une écologie politique qu'une économie marchande, marketée. Elles le devraient en tout cas. Mes données personnelles sont mon ADN. Si proche de celui des autres dans sa globalité, si différent dans le portrait qu'il dessine de moi, dans ce qu'il est de moi.
Alors oui et tant pis pour le côté foireux de la comparaison, à l'échelle de leur agrégation planétaire dans des écosystèmes propriétaires de plusieurs millions ou milliards d'usagers, à l'échelle des potentialités qu'elles comportent en terme de régulations, d'améliorations ou de contraintes pesant sur notre vie quotidienne, individuelle et collective, et à l'échelle surtout des traitements algorithmiques parfaitement opaques qui s'exercent dessus, oui et trois fois oui, les données personnelles sont aujourd'hui des biens communs. Prétendre le contraire équivaudrait à affirmer que les données communes sont des biens personnels. Ce qui est le credo et le confiteor de l'ensemble des firmes en faisant aujourd'hui commerce. Pour Google, Facebook et les autres, NOS données communes, c'est à dire la somme des données individuelles collectées par eux-mêmes ou des services tiers affiliés, NOS données communes sont considérés comme étant leur propriété, leurs biens personnels. Et c'est précisément là tout le problème.
Next Big Thing = Next Billion.
Sur un plan économique, politique et stratégique il est important de trancher ce problème dès maintenant. Car les populations pour l'instant coupées du web vont y débarquer très rapidement. Le "Next Big Thing" de l'industrie du web, de son économie, c'est désormais le "Next Billion", le prochain milliard de population connectée. Et les quantités phénoménales de données qui restent à capter. Et il ne faudrait pas que l'on assiste à une tiers-mondisation de l'approche dans le traitement des données, comme on l'a vu pour d'autres biens communs.
Afford(able). Afford(ance). Abort.
Affordable. L'approche mise en avant par le groupe "Alliance for Affordable Internet" est un internet "abordable" ("affordable") en termes de coûts. Qui prendra vraissemblablement la forme d'un actif lobbying politique et économique auprès des états des pays émergents visés. Et l'on parle - postulat nécessaire - d'infrastructures et d'accès. Mais l'on ne parle que trop peu des affordances qui devraient y présider.
Affordance. "L'affordance", c'est la capacité d'un système ou d'un produit à suggérer sa propre utilisation. Quand l'internet "abordable" verra débarquer les 4 à 6 milliards d'Hommes qui n'y ont pas encore aujourd'hui accès, sera-t-il encore temps de se poser la question des affordances d'une telle connectivité, d'un tel environnement ? De savoir de quelle manière le web, au travers du plus obscur de ses forums jusqu'au plus fréquenté des réseaux sociaux qui le constituent, sera en capacité de suggérer ses propres capacités d'utilisation ? Notamment sur la question des données personnelles ? Qu'est-ce que l'affordance d'une donnée personnelle ? Quel est le traitement qu'elle appelle presque "naturellement" ? Comment cette affordance se déclinera-t-elle à l'échelle d'une population de 10 milliards d'internautes ?
Abort. Au-delà de l'internet abordable, la question cruciale reste celle du web affordant. La plasticité du web comme espace public de "publication", autorise pour l'instant toutes les affordances, tout en bridant déjà (question de la neutralité) certains de ses "abords". Il ne faudrait pas que l'absence de réflexion sur ces sujets conduise à faire avorter le rêve fondateur d'une intelligence collective, d'une société du lien, d'une économie de la contribution.
La multiplication des silos, des jardins fermés, des biotopes propriétaires, l'omniprésence de la publicité comme seule porosité possible entre les géants tenant d'une main les accès et de l'autre les contenus, l'incapacité où nous sommes encore de nous saisir de la question des données personnelles comme autant de communs de nos modes de socialisation ne permet pas à ce jour d'être très optimiste.
Et à part ne pas être très optimiste ?
Une des solutions possibles consiste à reposer les questions des données personnelles, du consentement éclairé comme préalable à leur collecte et à leur traitement, et des biens communs associés, en dehors de l'horizon de discours auquel chacune d'elle semble "naturellement" se rattacher. Bref, faire tourner.
Voici comment nous traitons d'habitude ces questions, quelle est la boîte à outils, la systémique, le cadre de pensée et l'horizon de discours qui échoue à trouver des solutions pérennes.
Les données personnelles sont d'abord vues sous le prisme d'une approche macro-économique renvoyant au système de la publicité contextuelle. Le consentement éclairé est perçu comme un problème ou un enjeu éthique. Les biens communs bénéficient d'une - faible - approche politique, non chez leurs penseurs d'origine, mais dans le traitement et l'appropriation que permet l'écho de ce thème là dans les "médias".
Voici l'une des rotations qui pourrait permettre de débloquer quelques situations d'impasses actuelles.
Il nous faut revenir aux fondements économiques de la théorie des biens communs. Nous en sommes loin. Il nous faut reléguer la question du consentement éclairé dans le champ du politique. Nous n'en sommes pas - trop - loin. Il nous faut enfin, comme un aboutissement et non comme un point de départ, ne pas hésiter une seule seconde à réaffecter la question des données personnelles dans le champ de l'éthique, en s'appuyant sur les deux précédents leviers pour qu'au-delà des contraintes imposées aux acteurs de l'accès, cette démarche apparaisse à chacun des nouveaux citoyens connectés comme une nouvelle ... affordance possible. Et qu'après elle se fassent jour de nouveaux usages, de nouveaux marchés, de nouvelles marges, de nouveaux modèles, de nouveaux possibles.
"Nous avons donc construit un monde dans lequel seules les machines ont la capacité d'agir."
Sur ce blog et ailleurs a déjà eu lieu le débat sur une nécessaire ouverture de la boîte noire des algorithmes, dans la mesure où ceux-ci exercent de facto et crescendo une observable gouvernance "politique" de nos vies. Cette question ne pourra jamais être tranchée, l'opacité demeurera, couverte par les exigences du secret industriel et des brevets, même si une rétro-ingénierie systématique permet de lever un petit coin du voile (Internet Actu signe encore un remarquable article de synthèse sur le sujet). Le prix à payer est connu, nous avons déjà largement commencé à sortir nos chéquiers, à payer notre impôt de sociabilité : "Nous avons donc construit un monde dans lequel seules les machines ont la capacité d’agir." Mais on aurait tort de conserver les mêmes arguments pour défendre l'idée d'une opacité "nécessaire" sur le traitement des données personnelles. Précisément parce que les algorithmes, pour reprendre la métaphore biologique esquissée plus haut, les algorithmes ne sont qu'une forme possible de séquençage du génome. Ils sont l'ADN d'une société ; pas celui de la société. A ce prix là, à ce rythme là, le web ne sera demain qu'une immense fosse commune de données obtenues sans notre consentement. Nous peuplerons ce lieu comme autant d'âmes errantes remerciant leurs fossoyeurs et quémandant auprès d'eux une énième poignée de terre contextuelle nous permettant de retourner un instant, mais un instant seulement, dans le confort de notre léthargie.
Donnerons-nous à ce projet notre consentement commun ? N'avons-nous rien appris ? Est-ce réellement cela la citoyenneté numérique éclairée dont nous rêvions ? Le code même du web, son ADN premier est désormais ouvert aux DRMs. Obtenir le consentement éclairé dans la collecte et la traitement de nos données personnelles une fois celles-ci identifiées comme autant de biens communs est le dernier combat qu'il nous reste à mener. Que nous sommes en capacité de remporter. Il en vaut largement la peine. Sauf à considérer qu'il n'est aucun problème politique à constater que la moitié de la population connectée l'est à un service propriétaire marchand dont l'essentiel de l'activité consiste à scruter la moindre de nos interactions, à conserver le moindre de nous courriels pour nous maintenir assis devant un mur à regarder défiler des écrans publicitaires.
Bon faut que je vous laisse. J'ai mon orthoptiste qui m'attend.
Petite bibliographie autour des biens communs.
Z'avez de la chance, les 3 ouvrages incontournables sur le sujet sont tous publiés chez le même éditeur, qui pour fêter le mois des communs a eu l'idée de les regrouper dans une même offre à prix réduit :
- Libres Savoirs : les biens communs de la connaissance, Coordonné par l'association Vecam, mai 2011, 352 p.
- Pouvoir Savoir : Le développement face aux biens communs de l'information et à la propriété intellectuelle, coordonné par Valérie Peugeot, avril 2005, 256 pages
- Doculivre : Sciences & Démocratie : Un forum inédit / La leçon du Tapajos / Sciences & Démocratie, Réalisation : Alain Ambrosi et Abeille Tard (mars 2010), Doculivre : 1 DVD contenant trois reportages vidéo et un livre de 96 p.
L'ensemble des trois livres est proposé pour 36 euros. Bibliothèque des Communs, ISBN 978-2-915825-35-0
Vous pouvez commander ce regroupement directement sur le site de C&F éditions : http://cfeditions.com/bibCommuns
Merci d'abord pour ce superbe billet !
Je voulais revenir sur la notion de données personnelles comme biens communs, je comprends bien la métaphore avec le génome, mais je ne suis pas sûr d'avoir cerner le fond de votre idée.
Avant que nos données deviennent choses communes, ne devraient elles pas déjà nous être restituées ? Si nos données nous sont restituées, si on peut avoir un contrôle sur elles, elles ne deviennent pas pour autant des biens communs non?
Rédigé par : Loup Cellard | 23 oct 2013 à 01:29