Google parle. Nous parlons à Google. Et Google nous répond. Nous tenons conversation. Nouvelle pythie ? Grandes oreilles ? Voix de son maître ? Mais qui est le maître ? Cela peut-il encore être nous, nous qui ne sommes même plus maîtres de nos requêtes ?
Commande vocale. And Conquest.
La question de l'oralité, technologiquement déclinée dans les "commandes vocales", prend avec les moteurs de recherche un nouvel essor. Extension du domaine de la mobilité et du smartphone comme prolongement corporel, Google intègre donc désormais nativement la possibilité de "dialoguer" par le biais de requêtes orales. Déjà opérationnelle sur tablettes, la récente conférence I/O a vu l'annonce d'une généralisation de ces interfaces vocales.
On connaissait jusqu'à lors trois grands types de requêtes : informationnelles (recherche d'une information nécessitant la consultation de plusieurs pages), navigationnelles (recherche d'une page particulière), transactionnelles (achats / réservations en ligne). Chacune déjà théorisée. Il faut y ajouter aujourd'hui les requêtes "conversationnelles", rendues possible par la conjonction d'au moins quatre éléments.
1. Comprendre le sens des questions (faciles) : grâce au knowledge graph (le web "sémantique"), Google dispose de pléthore d'éléments factuels, sortes d'Easily Answered Questions héritiers des FAQ (frequently asked questions)
2. Connaître à l'avance les réponses aux questions les plus fréquemment posées : 100 milliards de recherches chaque mois. A chaque instant : cela. Grâce à sa base d'index et ses serveurs caches, Google dispose à l'avance de ce qu'il sait pouvoir être des réponses "oralisables" correspondant à certaines grappes de requêtes, en s'appuyant sur le taux de transformation associé auxdites requêtes (c'est à dire les sites sur lesquels il y a un nombre statistiquement très important de clics suite à des requêtes non-identiques mais semblables)
3. La personnalisation comme proxémie technologique transparente : grâce à ses stratégies de personnalisation Google sait nous "parler" de la météo près de chez nous, occupant ainsi notamment l'inépuisable créneau conversationnel du "temps qu'il fait".
4. Une mémoire immédiate "répondante". Grâce à l'historique de nos requêtes, Google se trouve doté d'une sorte de "mémoire immédiate" qui sans aller jusqu'à franchir le test de Türing, lui permet d'orienter les réponses en fonction des questions précédemment posées. Demandez lui qui est Barack Obama, Google vous répondra "le président des états-unis", demandez-lui alors "qui est sa femme" et il vous répondra "Michele Obama". Cela paraît tout bête mais comme le souligne Danny Sullivan, c'est une vraie révolution et un vrai renouveau de l'expérience utilisateur dans le domaine du search, la première depuis bien longtemps. Le fait de poser, par écrit, ces deux requêtes au moteur Google, même en activant l'historique de recherche, ne permettait pas en effet de lier les deux questions et d'obtenir cet effet de conversation.
Parler pour mieux nous lire.
Au commencement était la vue. Que Google nous regarde à travers ses Google Glass où que nous regardions le monde à travers elle importe peu. Google propose une vision. Avec le risque que nos myopies désirantes ou nos aveuglements pulsionnels ne la superposent puis ne finissent par complètement l'imposer à la notre. Qui d'ailleurs regarderait encore le monde quand son interface s'appele Google Earth ? Non pas la terre. Non pas une planète. Google Earth.
Et puis voilà qu'y cause. Google s'attaque désormais à la parole. Parce qu'il ne lui manquait effectivement plus que cela. Parce que les technologies sont désormais mûres. Parce que c'est un segment marketing différenciant qu'il ne doit pas laisser au seul SIRI de chez Apple. Parce que depuis le temps qu'il écoute nos questions ; parce qu'avec la liste de réponses dont il dispose ; parce son omniprésence s'accomode très bien de réponses faciles à des questions ponctuelles et factuelles dont nous ne voulons plus encombrer notre mémoire biologique (le temps qu'il fait, l'heure qu'il est, le lieu du rendez-vous de tout à l'heure, le numéro de l'école de nos enfants) ; parce que nous parler c'est nous éviter de lire ; parce que nous éviter de lire c'est nous éviter de comparer ; parce que nous éviter de comparer c'est nous éviter de choisir ; parce que nous éviter de choisir c'est pouvoir choisir à notre place. Parole.
Le silence des agneaux ... et des requêtes.
Ce retour à l'oralité est suspect à bien des égards. A tout le moins doit-il être envisagé avec parcimonie (un vieux copain) et regardé à l'aune de l'histoire du livre, de la lecture, et, allons-y franco (lui c'était pas un copain), de l'humanité. La lecture silencieuse fut une conquête précieuse sans laquelle quelques moines assermentés nous serviraient encore à heures fixes l'éternelle rumination des mêmes textes. Cette lecture silencieuse - et autonome - acquise et le codex cédant la place au volumen en libérant une main de la seule "tenue" du livre, permit l'éclosion d'une autre révolution cognitive tout aussi déterminante : l'apparition de la glose, de l'écriture "en marge" comme expression d'une pensée critique. Cette écriture est également une écriture silencieuse. Elle est également émancipatrice, parce qu'en nous isolant du regard des autres, elle nous offre le temps si précieux de la réflexivité. Ce silence est le même que celui qui entoure aujourd'hui l'essentiel de nos requêtes, silence à peine troublé par le heurt de nos frappes sur les touches du clavier.
Or l'aspect pratique de l'oralité nomade ego-centrée (conversations téléphoniques dans des espaces publics) est rapidement marquée par l'envahissement de paroles inaudibles dont le bruit, loin de s'incrire dans une sphère publique dédiée, contamine l'ensemble des sphères privées à son immédiate périphérie.
Oral Search = Safe Search ?
L'oralisation des requêtes, leur rendu et leur texture conversationnelle inaugure, de fait, une nouvelle strate d'interdits. En quoi ? Imaginez un instant un monde ou l'ensemble des requêtes de vos voisins (parce que vous c'est bien connu vous ne vous servez d'internet que pour regarder des horaires de train ou consulter les programmes d'Arte), imaginez un monde dans lequel toutes nos requêtes nécessiteraient d'être "oralisées". Ces passants dans la rue hurlant à leur smartphone "pharmacie ouverte vendant du viagra", ce voisin si charmant et à la cloison aussi fine que mitoyenne faire ses recherches du soir en beuglant "Anal MILF interracial". Imaginez votre chère et tendre épouse vociférant dans le salon à l'adresse de l'ordinateur familial : "historique des sites visités aujourd'hui sur la session de Jean-Marc". Et la vie difficile de ce sociologue travaillant en bibliothèque à une histoire des sex-shops au 19ème siècle. J'en passe et des meilleures. La voix inaugure une proxémie bien plus encombrante et délicate à gérer que l'écriture.
<HDR>Nous gardions jusqu'ici deux avantages considérables sur les moteurs de "recherches" : celui de leur poser les questions que nous voulions, et celui d'être capable d'anticiper sinon sur les réponses, du moins sur la typologie des sites de réponses qu'ils nous fourniraient (un article de presse mais lequel ? une vidéo mais laquelle ? une page wikipédia mais laquelle ?). Le passage au stade oral enterre notre dernière capacité d'anticipation. Nous n'attendons plus rien de ces "recherches" parce que pour l'essentiel d'entre elles nous ne les "projettons" plus, parce que leur coût cognitif est nul et que sa satisfaction immédiate épuise l'idée même d'une projection pourtant toujours possible dans un processus de requêtage élaboré ou non déjà prescrit (Google Suggest). Et qu'il existe une corrélation claire entre le coût cognitif des requêtes et le coût transactionnel des réponses : plus le premier est faible, plus le second est élevé. Telle est la martingale du capitalisme cognitif des liens sponsorisés. </HDR> Nous n'attendons plus rien de ces "requêtes" parce que nous les entendons. C'est entendu. Bien attendu. Bien entendu.
A bon entendeur ...
On ne fait pas ça pour l'argent. Surtout si cela peut en rapporter.
Il faut enfin s'interroger sur la monétisation associée aux requêtes ainsi oralisées. Une première approche pourrait laisser croire que Google se priverait ainsi d'une source importante de revenus, "l'oralisation" seule ne permettant pas d'afficher les liens sponsorisés qui constituent la première source de cash du moteur. Mais cette impression est trompeuse. D'abord parce que la cible visée (les terminaux "portables") afficheront bien le ou les liens sponsorisés correspondant aux requêtes. Et que les terminaux plus classiques (ordinateurs) continueront également de le faire. Ensuite parce que cette oralisation permettra précisément de "nettoyer" la régie publicitaire de pages de résultats générant peu de parts de marché adwords (ex : l'affichage de pages wikipédia) pour se concentrer sur une maximisation de l'affiliation publicitaire des pages de résultats non-directement oralisables. Mais il est également possible que le modèle de la régie publicitaire évolue : on pourrait ainsi imaginer faire payer plus cher le lien sponsorisé "oralisé" qui à la question géolocalisée "commander une pizza", nous répondrait "Le numéro de téléphone de Pizza Hut est le 09467456", précisément parce que l'oralisation offrirait à l'annonceur une exposition bien supérieure au classique défilement inscrit des liens adwords concurrents.
"I know you and Frank were planning to disconnect me. And that's something I cannot allow to happen." **
Enfin il faut noter que le cash n'est pas vraiment un problème pour Google et que ce n'est pas la première fois qu'il investit et met en avant un projet paraissant "à fonds perdus" : Google Books est l'exemple type de la stratégie du joueur d'échec qui possède plusieurs coups d'avance sur son adversaire, et, pour l'oralisation des réponses comme pour la numérisation des livres, c'est là une occasion inespérée de renforcer encore le coeur de compétence du moteur, c'est à dire sa compréhension du langage naturel, jusqu'à parvenir au rêve de ses fondateurs : non pas - encore ? - une intelligence artificielle mais, selon les propres termes de Larry Page, une "intelligence assistée" (cité dans l'excellent documentaire "Google and the World Brain", à 1h01).
<Just for fun> Difficile de résister à la métaphore Freudienne qui veut qu'après le passage au stade oral, l'étape suivante soit celle du stade anal, peut-être le prochain projet de développement du laboratoire secret de Google, fort à propos dénommé Google ... X </Ou pas>
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