Je serai Lundi 26 Novembre sur Paris, à l'invitation du réseau URFIST pour participer à la 4ème journée nationale dudit réseau, sur le thème : "30 ans de politiques d'information scientifique et technique". En compagnie de prestigieux convives dont certains ont occupé ou occupent encore une place déterminante dans la définition de la politique nationale de l'IST, j'aurai l'occasion de dire tout le bien que je pense de l'outil Refdoc déployé par l'Inist :-)
Bon allez, trêve de plaisanterie, je tâcherai de raconter des trucs intelligents pendant la table-ronde "Mutations de l’IST et conséquences sur la formation à l’information".
Voici une liste indicative de questions envoyées aux intervenants de la table-ronde, avec des éléments de réponse que je développerai (ou pas) demain.
Round table.
L’IST semble devoir faire face à trois types de mutations : les hommes, les outils et méthodes et le contexte professionnel et institutionnel. Quelle est la mutation la plus décisive à vos yeux pour l’évolution de l’IST ?
Plein. En plus de toutes celles que vous venez de lister (open access, e-science, etc ...). Je pourrai citer en vrac : le renouvellement nécessaire des métriques scientifiques (facteur d'impact notamment), la question centrale des grands corpus de données (big data), les nouvelles logiques collaboratives de la "science 2.0", et encore bien d'autres. Mais si je ne dois en citer qu'une ce serait une bascule. La bascule des NTIC aux NTAD, "nouvelles technologies de l'attention et de la distraction" : c'est à dire que les technologies en tant qu'interfaces n'ont pas pour rôle premier d'informer et/ou de communiquer mais de dire à quoi porter ou non attention. Les technologies ont toujours déterminé notre capacité à porter attention à certaines informations, mais pour la première fois dans le champ de l'IST elles "décident" de ce qui vaut que l'on y porte attention. Je n'ai jamais cru que les technologies étaient neutres. Mais je crois qu'elles le sont encore moins aujourd'hui. Juste un exemple. Il est écrit : "Dates and citation counts are estimated and are determined automatically by a computer program." Donc pour répondre à la question, la mutation la plus décisive de l'IST me semble être celle de la maîtrise des corpus :
"Traditionnellement dans l'histoire des sciences, des corpus sont constitués après que les outils permettant de les explorer et de les circonscrire ont été mis au point. Le mouvement est aujourd'hui inverse avec l'arrivée de gigantesques corpus numériques pour lesquels nous ne disposons parfois d'aucun outil d'exploration et d'analyse ou pour lesquels les universitaires sont obligés de se fier aux méthodologies et outils d'exploration délivrés par les sociétés commerciales détentrices desdits corpus, sans toujours pouvoir maîtriser les règles d'accès, les contraites et limites méthodologiques ou éthiques. L'une des questions centrales de la méthode scientifique au 21ème siècle consiste à savoir comment constituer de nouveaux corpus et comment traiter le gigantisme de ceux mis à disposition."
Quels axes de formation vous semblent actuellement les plus importants à développer en direction de nos collègues bibliothécaires, documentalistes et professionnels de l’IST ?
Peut-être celle de la légitimité. Il faut développer la formation aux MST. Aux "Médiations Scientifiques et Techniques". Je crois que l'on fonce droit vers une crise profonde de la médiation scientifique. Un peu à l'image de celle que traversent actuellement les libraires avec le livre numérique. Et je crois qu'il faut anticiper les questions de légitimité qui se posent déjà. Être capable de se situer et de proposer des médiations renouvelées, j'ai presque envie de dire des "remédiations", ou pour parler comme Stiegler, des "Pharmakon", à la fois remède et poison. Être capable donc de trouver de nouvelles légitimités. Juste un exemple : la question de l'accès, longtemps au coeur de l'IST à longtemps suffit à légitimer l'existence d'une politique de l'IST, et de ses formateurs. Or cette question ne se posera plus du tout dans 10 ans. L'accès au document n'est plus problématique. Il n'est plus "une
problématique de l'IST". C'est l'accès aux données qui devient
problématique. Et nécessite donc de se poser de nouvelles questions, de mettre en place de nouvelles formations : celle de l'intégrité des documents accédés, celle de la maîtrise des corpus, celle de la constitution des corpus, celle de la transparence des données, de leur interopérabilité.
Devant le développement du numérique, comment voyez-vous l’articulation entre culture numérique (formation aux outils du numérique) et culture informationnelle (formation aux méthodologies de l’information) ?
Pour moi c'est une non-question. Chaque outil développe ses propres méthodologies. Chaque méthodologie de recherche convoque certains outils. Et chacun a avec les outils existants ses propres affordances informationnelles. Donc ces 2 questions ne "s'articulent pas", elles sont une seule et même question.
Des études récentes sur les pratiques informationnelles en France et en Angleterre ont montré un paysage inégal des connaissances et des pratiques de l’IST parmi les étudiants, les enseignants et les chercheurs. Si ces études soulignent une surreprésentation évidente des ressources électroniques, internet compris, pour la recherche documentaire, elles insistent également sur le fait que les dernières mutations de l’IST ne sont pas encore répandues largement : lenteurs de l’appropriation des pratiques des archives ouvertes, utilisation modérée et passive du web 2.0… Situation variable il est vrai selon les disciplines et les classes d’âge, mais malgré cela, les digital natives ont une maîtrise des TIC et de l’IST peu différente des générations antérieures. L’étude du JISC souligne notamment que : « Les doctorants [anglais] sont insuffisamment formés ou informés pour être en mesure de saisir pleinement les dernières opportunités offertes dans l’environnement de l’information numérique ». Est-ce aussi votre avis ? Cela correspond-il à ce que vous remarquez ?
Attention à ne pas confondre, à ne pas assimiler la méconnaissance d'un outil à l'ignorance d'une pratique. Trop peu de chercheurs et de doctorants connaissent l'existence de bases d'archives ouvertes. C'est clairement une méconnaissance des outils. MAIS. Mais l'essentiel des doctorants et des chercheurs ont l'habitude de chercher et de trouver dans Google (parfois même directement dans Google Scholar ;-), des articles issus majoritairement d'archives ouvertes. Donc on ne peut pas dire que cette pratique est ignorée. Ce qui pose une question nouvelle pour l'IST : celle de la légitimité de l'outil. Quand certains articles n'étaient disponibles que dans Francis ou Pascal il fallait connaître l'existence de ces 2 bases de données, savoir ce qu'elles contenaient ET être capable de les interroger. Soit les 3 actions de formation structurantes de toutes les politiques d'IST jusqu'ici : outils (fonctionnement), ressources (connaissance et typologie) et techniques (d'interrogation). Aujourd'hui tout cela repose "à notre vue" et participe d'une d'une délégitimation de 90% des actions de formation pratiquées. Cela c'est la mauvaise nouvelle. La bonne nouvelle c'est qu'il nous reste à inventer 90 % des actions de formation de demain :-)
Second thème de cette table ronde : la formation des usagers, entre injonctions nationales et réalités locales. Comment avez-vous pris en compte ces changements dans votre pratique/ votre établissement ?
De 3 manières différences.
Premièrement en faisant de l'observation participante. Pour comprendre pourquoi les étudiants passent autant de temps chaque jour à raconter des âneries sur Facebook ou twitter, il faut soit même aller raconter des âneries dans Facebook et Twitter.
Deuxièmement en faisant de l'éducation aux médias, DANS, DEPUIS le média. Le problème quand vous voulez expliquer aux gens que le journal de JP Pernaud sur TF1 est un tissu de bêtises qui instrumentalisent à dessein nos pulsions les plus primaires, c'est que vous devez adopter une "posture" qui est immédiatement perçue comme telle et qui du coup "décroche" votre discours de la réalité vécue par les gens qui regardent le 13h de TF1. Les médias numériques (Facebook, Twitter) permettent - pour l'instant - de mettre en place des critiques "intériorisées". Expliquer DEPUIS l'intérieur de Facebook pourquoi le fait de poster certaines photos est risqué, pourquoi le fait que Facebook décide seul de ce qui est conforme à "la" morale est extrêmement problématique, etc. Même les moteurs de recherche les plus puissants, peuvent faire l'objet d'une critique intériorisée, d'un détournement pour l'exemple : rappelez-vous les Google Bombing. Mais le grand risque, la grande tendance observable c'est que ces opérations sont de moins en moins faciles, de moins en moins possibles.
Troisièmement en adoptant ou en essayant de réinstaller des postures d'autorité dans des environnement qui postulent plutôt l'absence de verticalité. Ça c'est mon côté 3ème république ;-) L'idée ce n'est pas de refaire des cours magistraux dans Facebook, l'idée c'est d'adopter dans Facebook la posture d'un prof enseignant à des étudiants, pour expérimenter et mesurer ce que l'outil oblige à modifier dans la posture du prof et ce qu'il permet de conserver. Un résultat simple : un prof sur facebook voit sa capacité de prescription multipliée par 1000. Dites à 60 étudiants en cours : écoutez cette émission demain à la radio, 2 étudiants l'écouteront. Dites la même chose sur Facebook aux mêmes 60 étudiants, juste avant la diffusion de l'émission, et 55 iront l'écouter.
Y a-t-il besoin d’une mutation de la formation à l’information ? N’y a-t-il pas des invariants ?
La question des invariants est une vieille question. J'ai souvenir, au sein même du réseau Urfist de guerres de tranchées entre les partisans d'une formation à l'IST exclusivement "disciplinaire" (au sens de "discipline par discipline") et ceux (dont moi) qui pensaient et pensent toujours que oui, il existe des invariants. Donc oui je crois toujours qu'il y a des invariants jusqu'à un certain niveau de formation. Et je crois que le numérique inaugure de nouveaux invariants ou en systématise d'autres.
Que pensez-vous des politiques nationales sur ce sujet (C2i, plan licence) ? Se traduisent-elles par une véritable mutation de l’offre de formation à l’information localement (contenus, moyens) ?
Il faut arrêter de penser qu'une maison est réductible à un tas de brique. Voilà pour le C2i. Un maçon n'apprend pas à poser une brique l'une sur l'autre. Un maçon apprend comment faire tenir un, puis 2, puis 3, puis 4 murs ensemble. C'est à cela que nous devons consacrer toute notre énergie de formation. Former aux briques, former aux outils est à la fois inutile (la plupart des outils n'existeront plus dans 5 ans) et vain (puisque nous pratiquons ces outils quotidiennement et en avons une connaissance empirique suffisante). Par contre il faut former à la publication parce que le web, le web et TOUS ses outils ont toujours été et seront toujours d'abord des espaces de publication. Comme je l'expliquais ici. Former aux différents écosystèmes de la publication. Former aux nouvelles modalités, temporalités, de la publication. Expliquer pourquoi une publication dans un réseau social fermé comme Facebook n'a ni le même impact ni les mêmes enjeux que dans un réseau social comme Twitter.
Quels sont, selon vous, les obstacles aux formations en IST ?
Certains formateurs et certaines institutions :-) Plus sérieusement (quoique ...), l'idée qu'il n'y aurait pas d'invariants. Qu'il ne s'agirait pas d'un objet se suffisant à lui-même. En acceptant l'idée d'une IST uniquement disciplinaire, c'est à dire de formations "alignées sur" et donc "aliénées par" des savoirs disciplinaires sans aucun rapport avec l'IST, on se trouve dans l'impossibilité de défendre concrètement une formation réellement centrée sur l'IST. On passe à côté de l'essentiel. On se limite aux outils. On invente le C2i.
Pensez-vous que l’on voit une évolution de la pédagogie vers une « éducation 2.0 », une « pédagogie numérique » ? Les compétences des enseignants et formateurs sont-elles en train de changer ? Dans quelles directions ?
Ça c'est une question qui mélange 2 choses. La pédagogie et les compétences. Les compétences relèvent de la didactique, non de la pédagogie. La pédagogie vient du grec "péda-gogueïn", accompagner à pied, cela désignait l'esclave qui accompagnait à pied les enfants sur le chemin de l'école, et donc de la connaissance. Du coup, la didactique s'enseigne, elle peut être modélisée, formalisée - notamment avec cette approche par compétence - dont chacun qui a eu des enfants à l'école maternelle et primaire ces dernières années mesure l'étendue des dégâts - et la pédagogie se contente d'être plus ou moins bien pratiquée. Donc pour répondre : NON. Je crois que la pédagogie n'évolue pas. Que le besoin d'accompagnement existe toujours, et qu'il se pratique toujours de la même manière, c'est à dire différemment selon chaque pédagoque :-) Et je ne crois pas non plus que cela réclame de nouvelles compétences. Mais simplement d'avoir expérimenté ces compétences DANS les outils qui serviront de support au pédagogue.
Autre chose à ajouter ?
Oui. François Bon rappelait l'autre jour dans un colloque sur l'enseignement de la littérature que c'était "la 1ère année que l'on verrait arriver au bac, et donc à l'université, une génération qui n'aurait jamais connu autre chose que le numérique". Je veux de mon côté rappeler que ce bouleversement pourtant déjà majeur, n'est RIEN à côté de celui qui, dans 5 ans à peine, verra arriver à l'université une génération qui aura eu l'habitude de publier, je ne dis pas d'écrire mais bien de PUBLIER, dès l'âge de 5 ans, une génération dont le rapport originel à l'écriture sera indissolublement lié à l'activité de publication et de partage. Dire que cela va complètement changer le rapport à l'information et donc aussi à l'IST est un doux euphémisme. C'est un bouleversement qui va faire voler en éclat toutes les représentations sociales et les modèles économiques sur lesquels fonctionnent actuellement l'ensemble des industries culturelles, de la musique au cinéma, en passant par l'IST.
Disclaimer.
J'ai eu la chance d'effectuer ma thèse à l'Urfist de Toulouse, sous la direction de Jo Link Pezet. Je sortais alors d'un DEA de lettres modernes, je venais de valider par miracle un DESS d'informatique documentaire (enfin surtout un DESS documentaire, l'informatique se limitant à nous montrer les premiers accès internet via des sessions Telnet, nous étions en 1996). J'avais à l'époque encore du mal à faire la différence entre IST et MST. Et puis j'ai débarqué dans le bureau de l'Urfist de Toulouse à la recherche d'un stage et d'un avenir professionnel. 15 jours plus tard je donnais ma première formation sur le langage HTML à une trentaine de professeurs d'universités et de directeurs de laboratoires. 5 ans plus tard, je soutenais une thèse sur les enjeux cognitifs et stylistiques de l'hypertexte. Je ne vous l'ai pas souvent dit, mais le fait que j'ai pu la mener à terme (ma thèse) et l'existence même du blog que vous êtes en train de lire lui doivent beaucoup. Et peut-être même davantage. Évidemment davantage.
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