La nouvelle est déjà ancienne (dans les tuyaux de la geekosphère depuis Septembre 2011, annoncée "officiellement" dans les médias mainstream depuis Janvier 2012). Et pourtant les faits ne sont pas encore avérés. Je veux parler du déploiement de nouvelles fonctions-boutons Facebook censées compléter l'omniprésent parasite qu'est le "Like". J'aime.
J'aime. Je veux. Je possède.
Nul ne peut pour l'instant dire quand ces 3 boutons seront effectivement intégrés au site, mais tout le monde semble avoir acté qu'ils le seront un jour.
3 boutons. 3 fonctions. 3 grammaires.
<précaution oratoire> Ceux qui m'objecteront immédiatement que Facebook n'est pas une langue peuvent s'épargner de lire la suite de ce billet. Ceux qui pensent que Facebook peut à tout le moins être considéré comme une lingua franca du numérique, peuvent continuer leur lecture. </précaution oratoire>
- Le "J'aime"
... est une grammaire du désir. Désir de voir ce qu'aiment les autres. Désir d'être vu "aimant". D'être vu tout court.
- Le "Je veux"
... sera une grammaire du pulsionnel. Le désir désinhibé. Fait pour administrer l'impulsivité qui préside à nombre d'échanges numériques.
- Le "Je possède"
... sera une grammaire transactionnelle. Clé de voûte d'un système de troc ostentatoire amené à déclencher en écho du désir (j'aime) et/ou de la pulsion (je veux).
Et ainsi de suite. Un équilibre métastable. Un cercle vicieux de versatiles vertus renversées. La sainte trinité du marketing. La trilogie des nos affligeants affects.
Toutes les 3 remplissent des objectifs concordants :
- pour la langue mère (Facebook) il s'agit de nous caractériser, de nous circonstancier comme autant de compléments à une stratégie marketing qui vise l'exhaustivité (quantitative) et la complétude (qualitative) du ciblage comportemental.
- pour les locuteurs que nous sommes, il s'agit de se caractériser pour définir - pas toujours consciemment, pas systématiquement de manière délibérée - les contours de notre identité numérique "affichable".
- pour les audiences invisibles auxquelles s'adressent ces "j'aime, je veux, je possède", il s'agit d'une glue addictive, sorte de nouvelle soupe primitive, hors de laquelle sortiront toutes les potentialités d'interaction marketées du site, sans laquelle le facebooking serait autant vecteur de socialisation enrichissante (pour Facebook) que la pratique de la philatélie dans le sahel, celle du Kite Surf dans des habitats troglodytes, voire même celle de la lecture pour Frédéric Lefebvre.
Parle moins fort, y'a l'petit qui réseaute.
Dans la foulée on vient également d'avoir la confirmation que Facebook envisage désormais officiellement l'ouverture du site aux mineurs de moins de 13 ans. Depuis déjà plus d'un an (Mai 2011) on savait que Zuckerberg réfléchissait à la question. La récente introduction en bourse de la société réclame désormais de franchir au plus vite le cap symbolique du milliard d'utilisateurs (actuellement, le site en compte autour de 900 millions) et, alors que de nombreuses sources indiquent une stagnation (voir une régression) dudit nombre, l'ouverture au enfants constitue l'accès garanti à une corne d'abondance permettant de dépasser très largement le milliard. Le marché des enfants irait également de pair avec une monétisation dopée du "gaming" ("Farmville" et autres applications plébiscitées) et permettrait de soutenir la croissance du magasin d'application récemment lancé, avec l'objectif de tenter de coller aux basques de l'AppStore et autres GooglePlay.
Tu seras un homme un ami, mon fils.
13 ans, c'est la limite d'âge actuelle d'inscription, limite très théorique tant on retrouve de nombreux kids sur le réseau social, d'ailleurs souvent inscrit par leurs parents eux-mêmes.
"Recent reports have highlighted just how difficult it is to enforce age restrictions on the Internet, especially when parents want their children to access online content and services" (...) "A study sponsored by Microsoft Research released last fall found that 36% of parents were aware that their children joined Facebook before age 13 and that a substantial percentage of those parents helped their kids in the effort." (Source WSJ)
Bien sûr Facebook nous promet que les comptes des enfants seront encadrés sous l'autorité de leurs parents :
"Mechanisms being tested include connecting children's accounts to their parents' and controls that would allow parents to decide whom their kids can "friend" and what applications they can use" (Source WSJ)
Bien sûr le moindre étudiant en 1ère année de sociologie ou d'économie est conscient que ce ne sera absolument pas le cas, tout du moins pas avec davantage d'effet ou de réussite que pour l'exercice du contrôle parental censé présider à la consommation télévisuelle de nos chères têtes blondes.
Mais la vraie question est ailleurs. Que les enfants débarquent sur Facebook est d'autant plus inévitable que c'est de toute façon déjà le cas. Même si on peut le regretter (je le regrette), autant sortir une bonne fois pour toutes d'une hypocrisie** qui ne sert qu'à nourrir les universitaires (notamment sociologues et psychologues mais pas que) dont les comportements sociaux - ou associaux - sont le terrain et à remplir les grilles de programmes sociéto-culturello-numérico-télévisuels, programmes dont l'avantage certain et le principal mérite se résume souvent à pouvoir mettre un visage sur les précédents universitaires venus jouer le rôle bien plus télégénique d'expert.
**comme rappelé dans ce billet, l'un des derniers rapports du "Consumer Reports" indiquait que "Facebook a 7.5 million d'utilisateurs en dessous de l'âge minimum requis de 13 ans. Et 5 millions d'entre eux ont 10 ans ou moins."
Le vrai problème c'est la grammaire.
Le vrai problème ce sont les grammaires de Facebook. Même en admettant - ce ne sera jamais le cas mais admettons pour l'exemple - même en admettant que Facebook arrête de jouer avec les paramètres de confidentialité et d'exposition comme un psychotique affublé de troubles obsessionnels compulsifs avec les boutons de sa télécommande, même en admettant que Facebook place l'intérêt des enfants avant celui de ses actionnaires, même en admettant que Facebook mette en place des dispositifs de filtrage leur évitant toute surexposition aux évangiles du lol et à la bible des "jeunes femmes russes qui attendent l'amour" et "recherchent des célibataires exigents", même en admettant qu'il soit sain que les premiers pas de la socialisation numérique se fassent dans une mégalopole d'un milliard d'individus, même en admettant que l'essentiel des utilisateurs adultes du site en aient une pratique suffisamment éclairée pour ne pas exposer les enfants primo-arrivants à des tombereaux de mauvaises pratiques, même en admettant que la page Facebook de Nadine Morano soit interdite aux mineurs et aux personnes sensibles, même en admettant que cette ouverture aux enfants soit une idée de Steve Jobs, le vrai problème ...
Le vrai problème c'est que soient mises à disposition d'enfants ces grammaires obsessionnelles du désir, du pulsionnel et de la transaction magique : je veux, j'aime, je possède. Et qu'elles le soient comme l'alpha et m'oméga circonscrivant l'ensemble des activités de publication.
C'est qu'elles deviennent leur cadre expressif de base. Le substrat de l'ensemble de leurs interactions sociales. Je veux. J'aime. Je possède. Alors même qu'ils sont à un âge où ils sont censés apprendre à maîtriser leurs pulsions, à sublimer leurs désirs, et à appliquer une échelle de valeur aux transactions morales, affectives mais également marchandes qui sous-tendent les codes de la société qui les verra grandir. Je veux. J'aime. Je possède.
Le vrai problème c'est que la richesse d'au moins 5 des 6 fonctions du langage de Jakobson se résume à trois possibilités de clics. Je veux. J'aime. Je possède.
Le vrai problème c'est que les vivaces ingénieries de la viralité ne laissent même plus le temps de s'accomplir le miracle de la répétition choisie comme préalable à l'appropriation consentie. Je le veux. Je l'aime. Je le possède.
Le vrai problème c'est que l'approche "sans friction" ne laisse plus aucune place à l'affrontement constructif. Je te veux. Je t'aime. Je te possède.
Le vrai problème c'est que toute catharsis se résume à un cataplasme marketté. Ils veulent que je l'aime. Ils veulent que je le possède.
Pour bien faire il faudrait, en un mot, que le "Facebook for kids" bannisse définitivement le bouton "je possède" et remplace tout aussi définitivement le bouton "je veux" par un bouton "je voudrais", et le "like" par un "I would like to". Il faudrait que Facebook apprenne et institue la conditionnalité, laissant aux adultes la responsabilité d'en être des utilisateurs inconditionnels.
"- Papa, papa !
- Quoi ?
- Papa je veux m'inscrire sur Facebook.
- On ne dit pas "je veux", mon grand. On dit je voudrais. Conditionnel.
- Mais papa, mes copains ils y sont. Même Donovan il y est. Et il aime ça ! Moi aussi j'aime ça !
- On ne dit pas "j'aime ça", mon grand. On dit j'aimerai. Futur."
Futur proche.
Merci pour cet article fort intéressant.
Il reste une question à laquelle répondre: Est-ce que les enfants qui posséderont Facebook l'aimeront et finalement en voudront ?
Voici un article qui apporte des éléments de réponse --> http://www.latimes.com/business/la-fi-facebook-teens-20120531,0,5676320.story
Rédigé par : tEz | 05 juin 2012 à 13:45
Je n'ai pas trouvé le bouton 'j'aime' pour cliquer à la fin de cet article... du coup, je suis obligée de me fader d'un commentaire.
J'ai beaucoup aimé la chute ... (oui, et le reste aussi)
Rédigé par : Malvina A. | 05 juin 2012 à 15:59
Donc on aura peut être pas de j’aime pas si je comprend bien ?
Rédigé par : Android | 07 juin 2012 à 11:00