Prologue. L'idée de ce billet est née d'une lecture croisée : le texte d'Eric Dupin sur une nouvelle fonctionalité de Facebook permettant de faire remonter d'anciens statuts vieux d'un an ou deux (sur le mode "ce que vous disiez il y a 1 an"), et le remarquable texte de Marie Martel sur "l'Hyperdocumentation et la mémoire qui fabrique le futur". L'idée du billet ci-après est de noter le basculement, l'inversion entre un rapport au numérique vécu comme la possibilité d'externaliser nos mémoires documentaires, et un - nouveau - rapport fait tout au contraire d'une ré-internalisation des mémoires de nos vies numériques, une ré-internalisation médiée par des logiques sur lesquelles nous n'avons que très peu de prise, une médiation qui fonctionne comme une injonction à se souvenir. Voici ces quelques bribes de réflexion.
Inside-Out. Le rapport au numérique est, lui aussi et avant toute chose, un rapport à la mémoire. Un rapport amorcé dans un premier temps avec l'externalisation de nos mémoires documentaires (essor des mémoires optiques de stockage - CD-ROM - dans les années 80), poursuivi dans un second temps - fin des années 90 et début des années 2000 - par l'appropriation et l'acculturation à des outils d'engrammation aux finalités marchandes initialement dissimulées (blogs, réseaux sociaux), et se parachevant actuellement par la migration dans les nuages (cloud computing) de l'ensemble de ces unités et de ces parcours mémoriels.
"Soit le passage d'une externalisation de nos mémoires documentaires à une externalisation de nos intimités mémorielles documentées." comme cela est expliqué ici.
Outside-In. Or il est aujourd'hui frappant de voir comment s'inverse le mouvement initial : l'externalisation de mémoires documentaires, de nos mémoires "de travail", se renverse pour devenir une internalisation de parcours mémoriels intimes, reconstruits a posteriori, en fonction d'objectifs sur lesquels nous n'avons aucune prise et avec des modalités d'activation qui nous sont tantôt suggérées et tantôt imposées par les principaux vecteurs mémoriels numériques que sont les outils de notre présence et de notre activité en ligne.
Du côté du document, cette engrammation permanente, à la fois transcendante (elle le dépasse) et immanente (elle lui est consubstantielle), tant qu'elle se limitait à une externalisation, reposait les questions qui fondent toute la science de l'archivistique (relire notamment ce que Foucault disait de l'archive) et interrogeait la nature même du document (voir ici et ailleurs les nombreuses réflexions sur et autour de la notion de redocumentarisation).
Mais, du côté de l'individu, quand le mouvement s'inverse, quand l'externalisation (re)devient une internalisation, quand elle ne concerne plus uniquement les mémoires de travail mais qu'elle se nourrit principalement de nos mémoires intimes, quotidiennes, elle pose alors la question triviale du devenir d'une société hypermnésique. Plus précisément, et plutôt qu'hypermnésique, elle interroge la viabilité du devenir d'une société dans laquelle tout est à tout moment "retrouvable", "réaccessible", "réactivable". Interrogation au regard de laquelle le débat de ces dernières années autour d'un droit à l'oubli numérique pour les agissements et opinions des individus ne constitue qu'un poussif cache-misère.
Le droit à l'oubli est une adresse aux grands écosystèmes fermés du Net. Une supplique biens moins cruciale que ne l'est le simple droit d'oublier, la légitimité du droit de ne pas se souvenir.
Devoir de mémoire.
La mémoire numérique procède naturellement par accumulation. Sur le web, innombrables sont les bâtisseurs d'archive : le dépôt légal de l'internet, les fondations du type de l'Internet Archive, etc ... Prospèrent également ceux qui font commerce de nos souvenirs par simple transposition au numérique de pratiques mémorielles s'apparentant à la collection. Il n'est jusqu'au souvenir d'un être proche disparu qui ne puisse trouver une stèle funéraire numérique à sa mesure.
La mémorisation numérique procède par activation. Les moteurs eux-mêmes sont utilisés comme des marque-pages de nos navigations, des supplétifs de notre capacité à retrouver et donc à se souvenir, les moteurs eux-mêmes sont jugés et estimés sur leur taux de "rappel". Ces pourvoyeurs de requêtes transactionnelles ont naturellement à voir avec l'élaboration de mémoires transactives (voir également ici), qui modifient une composante essentielle de l'humain, à savoir la manière et les outils dont il dispose pour interagir avec sa mémoire, avec ses souvenirs, avec sa propre histoire (sur ces enjeux, relire l'excellent "Mémoire année zéro" d'Emmanuel Hogg)
Le cycle mémoriel numérique a ceci de radicalement différent qu'il procède d'une engrammation non pas choisie mais contrainte, consubstantiellement contrainte. Que l'on interagisse par l'écrit, par l'image ou par la voix - et sauf à utiliser certains dispositifs dédiés nécessitant une maîtrise ou une connaissance technique particulière - il n'est pas possible de se soustraire à l'enregistrement par un tiers (que l'on en est réduit à espérer être un tiers "de confiance"). Dès lors peuvent se mettre en place les mécanismes notamment décrits par Danah Boyd sur les temporalités particulières des réseaux sociaux en particulier et du numérique en général (persistance, searchability, audiences invisibles, reproductibilité).
Les arts de la mémoire ont cédé la place aux technologies du souvenir.
"J’ai à moi seul plus de souvenirs que n’en peuvent avoir eu tous les hommes depuis que le monde est monde. Mes rêves sont comme votre veille. Ma mémoire, monsieur, est comme un tas d’ordure. (...) Il avait appris sans effort l’anglais, le français, le portugais, le latin. Je soupçonne cependant qu’il n’était pas très capable de penser. Penser c’est oublier des différences, c’est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes il n’y avait que des détails, presque immédiats." Jorge-Luis Borges, Fictions – Funes ou la mémoire – Traduction P. Verdevoye ; Folio.
Dis-moi de quoi tu te souviens et je te dirai qui tu es. L'émergence récente des problématiques (et du marché) liées à l'identité numérique, loin d'être essentielle, n'est au contraire que le symptôme qui marque la maturation des technologies de la mémoire. La mémoire individuelle est le premier marqueur résistant de notre identité personnelle, comme la mémoire collective l'est de notre appartenance identitaire culturelle. Dès lors, le processus technologique et marchand engagé autour du contrôle de nos identités numériques, la demande des grandes sociétés marchandes de nous obliger à s'engager sous notre vrai nom, est certes l'occasion de réaffecter des unités mémorielles à leur "propriétaire", mais il fait trop souvent oublier que l'enjeu principal est celui du contrôle de la constitution et de la réaffectation possible d'une mémoire collective et d'aggrégats de mémoires individuelle.
L'identité numérique n'est que le pot de miel sur lequel se concentrent pour l'instant les techno-marketeurs. Google, Facebook et les autres ont déjà le regard tourné vers les conditions d'existence de la ruche, vers l'analyse des interactions des abeilles. Ils ont compris depuis longtemps que le contrôle de l'engrammation, de ce qui "fait mémoire", constituera pour eux la prochaine clé de leur suprématie, et donc de leur survie.
Anecdote ? Il est deux manières d'analyser l'exemple de la machine à remonter le temps de Facebook. Le techno-enthousiaste évoquera Vannevar Bush pour noter qu'il s'agit là d'une nouvelle et supplémentaire manière de se rapprocher du fonctionnement de l'esprit humain ("par association"), le luddite préfèrera dénoncer la dimension consumériste et carcérale de ce panoptique feutré. J'hésite moi-même souvent entre ces 2 postures. Mais je me bornerai ici à constater la pregnance et la domination d'un nouveau rapport à nos mémoires numériques, caractérisé non plus uniquement par une externalisation des opérations de stockage et d'accès à des unités mémorielles essentiellement - c'est à dire par essence - documentaires (sons, textes, images, vidéos) mais bien au contraire par une intériorisation aussi déterminante que déterministe de parcours mémoriels privés ou intimes. Parcours pouvant possiblement singer un déclenchement associatif mais répondant plus certainement à la nécessité, pour ceux qui en sont les dépositaires, de s'offrir la possibilité de nous sommer de nous souvenir. Constater également l'impact de cette transformation sur l'ensemble de notre écologie cognitive, comme le rappelle récemment Michel Serres dans un entretien à Libération :
"Ce que l’on sait avec certitude, c’est que les nouvelles technologies n’activent pas les mêmes régions du cerveau que les livres. Il évolue, de la même façon qu’il avait révélé des capacités nouvelles lorsqu’on est passé de l’oral à l’écrit. Que foutaient nos neurones avant l’invention de l’écriture ? Les facultés cognitives et imaginatives ne sont pas stables chez l’homme, et c’est très intéressant. C’est en tout cas ma réponse aux vieux grognons qui accusent Petite Poucette de ne plus avoir de mémoire, ni d’esprit de synthèse. Ils jugent avec les facultés cognitives qui sont les leurs, sans admettre que le cerveau évolue physiquement."
Memorandum est. Nous sommer de nous souvenir, aujourd'hui, de ceci ou de cela, et demain peut-être, de ceci plutôt que de cela. Parce que pour ces écosystèmes désormais indistinctement dépositaires de l'essentiel de nos pratiques comme de l'inessentiel de nos vies, la possibilité de l'accès ne suffit plus, pas plus que ne suffit le "conditionnement" de cet accès (conditionnement aux deux sens du terme : un accès conditionné à - par exemple - une inscription déclarative, et conditionnement comme emballage nécessaire pour mieux amener l'internaute à consulter ceci ou à acheter cela) ;
la possibilité de l'accès ne suffit plus quand bien même cette possibilité serait offerte à tous, tout le temps et en tous lieux ; l'injonction mémorielle est autrement plus prometteuse, plus rémunératrice.
"Remember! Souviens-toi! Prodigue! Esto memor!
( Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or!" Baudelaire. L'horloge.
Sans cette injonction, pour ceux qui en sont les détenteurs, nos mémoires, demain, ne vaudront plus un cloud.
Sur Facebook comme sur les autres réseaux sociaux, impossible d'oublier l'anniversaire d'un "ami". Nos vieux téléphones portables ou agendas électroniques offraient certes également ce genre de fonctionnalité de "rappel". A cette nuance près qu'il était possible sinon d'oublier mais de négliger ledit rappel. Une négligence bien plus délicate (et bien plus culpabilisante) quand elle n'est plus simplement médiée, relayée par un dispositif de communication mais lorsqu'elle s'inscrit dans un espace de socialisation qui postule ou feint une mise en présence permanente.
L'homme est devenu un document comme les autres ; et avec lui, inexorablement (?), l'ensemble des ses "unités mémoire". Avec la réinternalisation de notre rapport à notre - à nos ? - mémoire(s), ce dernier bouleversement concerne aujourd'hui non plus seulement la nature et les techniques (numériques) d'engrammation, mais la possibilité de réassigner à ce bouleversement une téléologie investie du libre arbitre de chacun et non exclusivement laissée aux desseins mécanistes d'un totall recalll de silicium. Redevenir le compagnon de notre mémoire. Se souvenir que nous ne sommes qu'à la préhistoire du numérique.
Que les technologies de nos mémoires numériques sont déjà bâties, et qu'il nous reste à en réinventer les arts.
Je joins en annexe à cette réflexion un texte aujourd'hui disparu et jadis paru sur le site Anticipedia, pour combien de temps encore consultable sur l'Internet Archive.
=====J’ai oublié de ne pas me souvenir=====
23 septembre 2019... Technictura info.
Le célèbre icoNetgraphe John Mirlan filmait et enregistrait tous les instants de sa vie. Il s’est donné la mort hier. Il explique son geste en disant : « Je suis victime du développement des capacités de stockage. »
Dès son plus jeune âge, John Mirlan a vécu au rythme de la progression de la capacité de stockage des informations : Mes parents étaient précurseurs, disait-il. Ils avaient une obsession maniaque de la conservation. Ils ont filmé ma naissance et mes premiers pas. On ne regardait jamais ces enregistrements. C’était juste une preuve que cela avait existé. A l’âge de dix ans, John se met à son tour à filmer. Ses parents étaient ravis qu’il continue ce qu’ils avaient commencé, Ils ont mis du temps à comprendre que c’était une façon pour John de leur dire qu’il existait en dehors d’eux.
L’approche de John se démarque pourtant radicalement de celle de ses parents. Ses parents étaient marqués par le coût du stockage et même quand ce problème disparut, ils continuèrent à filmer en priorité les moments marqués du sceau de l’importance. En revanche, le vide qui occupe toute une partie de notre existence, ils l’ignoraient. Je me souviens de leur étonnement lorsque j’ai commencé à m’enregistrer en train de dormir. Cela leur semblait du gâchis !, disait John.
A 14 ans, John garde une caméra frontale en permanence allumée. Au début, ses interlocuteurs étaient gênés et il se moquait d’eux en pensant qu’ils n’étaient pas capables d’assumer leurs mensonges.
A cette époque, John se contente de visionner des séquences au hasard. Il était séduit par la transformation des visages et des corps. Sa compétence intéressa les entreprises de cosmétique, mais la collaboration fut de courte durée, car il ne supportait pas qu’ils oeuvrent pour supprimer les marques du temps. Le temps est la seule réalité qui ne fera jamais son temps, disait-il. La diminution du coût de la mémoire fit évoluer sa manière de faire et d’autant que l’augmentation de stockage s’accompagna du développement de logiciel de traitements de vie : Quand je l’ai installé, j’ai tapé “amour+première fois” et j’ai découvert que toutes les premières fois où j’avais fait l’amour avec une femme, j’avais gardé mes chaussettes ! C’est sans doute que j’avais peur de prendre mon pied, disait John.
John Mirlan revisite alors sa vie et est sidéré par sa constance à la répétition : C’est dur de s’entendre prononcer les mêmes phrases à cinq, dix, vingt ans d’intervalle. C’est comme si ma vie n’était qu’un radotage. J’oubliais pour recommencer toujours la même chose. Il dresse ensuite la liste de tous ses échecs et erreurs et analyse son fonctionnement. A l’issue de ce fastidieux travail, il sombre dans la dépression.
Après six mois de traitement, John reprend goût à la vie et décide de sensibiliser ses compatriotes aux dangers de la mémorisation en créant l’association « Pour l’oubli ». Au cours de nombreuses conférences, il défend ses positions en affirmant : Laissons-nous vivre... Oublions nos erreurs d’hier pour nous autoriser à les renouveler... Ne nous interdisons pas de répéter... La répétition donne de la consistance à nos existences... Laissons notre mémoire faire le tri entre l’important et l’accessoire... Virtualisons notre passé et acceptons que nos plaies se soient refermées.
Tout aurait pu continuer sur cette lancée, s’il n’avait pas reçu un mail-vidéo intitulé “Souvenir d’une promesse” qui comprenait deux enregistrements. Sur le premier, datant de la veille, une femme lui demandait :
John, est-ce que tu te souviens de moi ? Sa femme raconte qu’il a ri en disant :
Désolé jolie dame, si l’on se connaît, ma mémoire t’a effacée.
Le deuxième datait d’une trentaine d’années. John se trouvait en haut du montagne et hurlait : - Maeva, je t’aime. Si un jour, je t’oublie, je te jure, je me tue !
Anne-Caroline Paucot
« La mémoire est sans action sur le souvenir. Le souvenir est sans force contre la mémoire. Le bonheur ne "monte" plus.
René CHAR
Feuillets d'Hypnos, 102.
Rédigé par : grapheus tis | 08 sep 2011 à 03:49