CHAPITRE PREMIER. DE LA CATHÉDRALE.
Au commencement était Hugo. Le livre tuera l'édifice. Chapitre heureusement consultable ici ou là.
"Ceci tuera cela. Le livre tuera l'édifice. (...) C'était l'épouvante et l'éblouissement de l'homme du sanctuaire devant la presse lumineuse de Gutenberg. C'était la chaire et le manuscrit, la parole parlée et la parole écrite, s'alarmant de la parole imprimée ; (...) C'était pressentiment que la pensée humaine en changeant de forme allait changer de mode d'expression, que l'idée capitale de chaque génération ne s'écrirait plus avec la même matière et de la même façon, que le livre de pierre, si solide et si durable, allait faire place au livre de papier, plus solide et plus durable encore. Sous ce rapport, la vague formule de l'archidiacre avait un second sens ; elle signifiait qu'un art allait détrôner un autre art. Elle voulait dire : L'imprimerie tuera l'architecture."
Hugo encore, plus loin :
"L'invention de l'imprimerie est le plus grand événement de l'histoire. C'est la révolution mère. C'est le mode d'expression de l'humanité qui se renouvelle totalement, c'est la pensée humaine qui dépouille une forme et en revêt une autre, c'est le complet et définitif changement de peau de ce serpent symbolique qui, depuis Adam, représente l'intelligence. Sous la forme imprimerie, la pensée est plus impérissable que jamais ; elle est volatile, insaisissable, indestructible. Elle se mêle à l'air."
Hugo enfin.
"Nous le répétons, qui ne voit que de cette façon elle est bien plus indélébile ? De solide qu'elle était elle devient vivace. Elle passe de la durée à l'immortalité. On peut démolir une masse, comment extirper l'ubiquité ?"
CHAPITRE SECOND. DU CLAVIER
Le numérique, le net, le web, l'internet. Le nom s'efface devant la réalité de l'accrétion de ce que certains nomment encore virtuel. Mais les limites existent. Elles tiennent principalement à l'équilibre offert ou toléré entre la possibilité de saisir cette ubiquité dans des dispositifs de saisie, au premier rang desquels figurait encore il y a peu le clavier, avant que celui-ci ne s'efface peut-être demain au profit d'un web applicatif, d'une navigation pousse-bouton. Crainte déjà formalisée sur ce blog :
"Les écritures applicatives sont des écritures littéralement dépareillées, dés-appareillées, dégradées. Dans les tablettes (Ipad en tête mais aussi liseuses), le clavier à disparu en tant que "dispositif" (device). Plus précisément, et de la même manière qu'un lien hypertexte permettait d'appeler un autre texte, les nouveaux dispositifs applicatifs du "web des tablettes" permettant d'appeler le clavier tactile, par surgissement, et de le révoquer, par effacement. Une contrainte initialement ergonomique (manque de place ou besoin d'en gagner davantage) mais qui va permettre de servir parfaitement les ambitions des firmes du Hardware qui promeuvent et veulent ériger en modèle les écritures applicatives. Car toute l'architecture des tablettes est pensée dans une logique de contournement, d'évitement du clavier. L'essentiel doit pouvoir être acessible par un simple pousse-bouton."
Récemment tombé par hasard sur une image de l'ensemble des dispositifs produits par la cathédrale à la pomme. Se demander ce que Hugo en aurait pensé. Et songer à une rapide anthropologie / sémiologie du clavier.
7 images.
Avec d'abord la couleur. L'abandon du marron et du gris (1, 2, 3) à leur époque révélateurs d'une volonté d'inscrire la saisie dans ce qu'il était important de promouvoir comme un élement parmi d'autres d'une banale grisaille du quotidien. Avec le passage ensuite par le noir (4) comme volonté (?) de mettre en évidence, de faire ressortir l'importance de cet espace, de cet instrument à touches frappées, l'importance de faire contraste. Avec enfin la conquête d'une virginité, l'étape du blanc (5, 6, 7), avec surtout l'amorce d'une disparition actée dans les actuelles tablettes et smartphones, le blanc comme effacement, le blanc comme amorce d'un clavier devenu inessentiel.
Avec ensuite la sémiologiquement paradoxale disparition, par intégration, par assimilation, du "pavé numérique".
Avec encore l'applanissement de la forme. La fin d'un relief qui permettait une emprise. Je me souviens de ces premiers claviers (1, 2, 3, 4) en haut desquels trônait souvent un autre dispositif, baptisé stylo ou crayon, qui pouvait s'appuyer sur ces reliefs, que ces reliefs pouvaient retenir. Un relief qui permettait d'encore offrir la possibilité du recours au stylo. Progressivement l'avènement (6, 7) du clavier comme bas-relief. La fin d'une autre possibilité d'inscription. L'applanissement du dispositif jusqu'à son ensevelissement. Jusqu'à l'internalisation complète de toute possibilité de saisie, de tout recours à un dispositif de saisie. Et le clavier qui revient, de l'intérieur, comme un surgissement temporaire. Comme un alphabet désormais non-nécessaire, remplacé qu'il peut-être par le glissement d'un doigt pour la navigation, par le déclenchement d'une application déjà pré-écrite ; le numérique soluble dans le digital.
L'ordinateur comme instrument à touches frappées est aujourd'hui, aussi, un instrument à vent. La disparition d'un clavier nécessaire au profit de l'avènement de la saisie comme simple contingence. Et demain la voix en supplément du tactile.
La seule zone d'incertitude profonde du numérique, au regard de l'analyse hugolienne, réside dans la place qu'il laissera demain au texte comme possibilité d'inscription ; à la possibilité encore offerte de saisir du texte. De ce côté-là il nous faut être vigilants et résistants. Les écosystèmes fermés, applicatifs et abolitionnistes du clavier constituent un risque réel de retour à une architecture qui pourrait sinon tuer, du moins saigner à blanc ce que nous connaissons aujourd'hui du livre.
Parce qu'on ne peut imaginer de piano sans clavier, de marteau sans manche, de trompette sans piston, de démocratie sans vote, de dispositif d'engrammation et/ou d'accès sans possibilité d'inscription.
Sans possibilité d'inscription, toute navigation est carcérale. Parce que le web ne doit pas devenir une nouvelle télévision. Parce que notre monde s'est construit, parce que nos connaissances se sont répandues grâce aux copistes. Parce que le web s'est construit sur nos capacités de clavistes. Parce qu'il fallait et qu'il faudra encore à l'hypertexte des hyper-clavistes.
"Sous les pavés, la plage." Sous le clavier, la page ; ce qu'est devenue la page.
CHAPITRE TROISIÈME. SUR L'ÉTAGÈRE.
En modifiant notre manière d'agir et d'être au monde, le numérique est le lieu de bouleversements cognitifs aussi mesurables qu'invisibles (voir notamment Michel Serres ici et surtout - en pdf - là). Plus visible est leur impact sur notre environnement de travail, d'autant que l'on reconnaît aujourd'hui l'importance de cet ameublement cognitif. Or voici que fait le buzz, depuis 2 ou 3 jours (article sur Techcrunch reprenant un article de The Economist), la nouvelle selon laquelle Ikéa serait en train de revoir les dimensions de sa bibliothèque Billy au motif que celle-ci serait appelée à recevoir de moins en moins de livres, du fait de l'essor du numérique. Et un concert de cassandre d'y voir là le signal tant attendu ou redouté de la disparition du livre papier. On pensait bien que Google, Amazon et Apple en seraient les fossoyeurs mais il manquait encore la dimension du cercueil : ce seront donc celles de la nouvelle bibliothèque étagère Billy.
Le livre papier est mort c'est Billy qui l'a tué. Ikéa est le nouveau Frollo.
Des ordinateurs sans claviers, des bibliothèques sans livres, et partout de nouvelles cathédrales suédoises, de nouveaux évangiles ("Don't be evil"), de nouveaux grands architectes et leurs livres de - Steve - Job(s). Serait-ce là le seul avenir promis de la mutation numérique ? N'aurions nous rien retenu de l'enseignement d'Hugo ? De la fable de la petite poucette de Michel Serres ?
Les étagères du web regorgent de claviers. Elles sont aux dimensions exactes des possibles encore ouverts.
Elles ont pour nom "http://" Et, pour l'instant, à la différence de l'enseigne suédoise, et à la condition que nous y restions vigilants, nul ne nous oblige à suivre un parcours plutôt qu'un autre une fois entré dans la magasin ; nul ne nous oblige d'ailleurs à seulement entrer dans le magasin. Un homme, un seul, a fait le récit complet de cette inépuisable exploration.
C'est cela qui seul se joue dans la survivance du clavier : la possibilité de faire le choix du bazar contre celui des nouvelles boutiques-cathédrales.
Post-scriptum. "On peut démolir une masse, comment extirper l'ubiquité ?" Se souvenir aussi que le travail patient de mecs comme lui rend chaque jour cette ubiquité plus inexpugnable encore, en même temps qu'il est un formidable coup de masse, une haute contribution à l'effritement des boutiquiers, de ceux seuls qui aujourd'hui peuvent encore faire masse, de ceux qui veulent faire tenir une cathédrale sur une étagère.
Notre Dame de Paris est disponible chez Gutenberg.
http://www.gutenberg.org/files/19657/19657-h/19657-h.htm
Rédigé par : karl | 13 sep 2011 à 13:42
À propos du clavier et du dispositif d'écriture.
Olivier: "Car toute l'architecture des tablettes est pensée dans une logique de contournement, d'évitement du clavier."
Le livre n'a pas du tout de clavier. Il y a bien sûr la possibilité d'écrire dans la marge avec un stylo (bien que considéré comme désacralisation). Les livres sur tablettes et/ou liseuses ne font que « reproduire » cela.
Les autres systèmes d'écriture du Web sont bien plus intéressants. Ce qui est important n'est pas le nœud (c'est à dire le contenu, la page, le texte) mais bien les liens qui s'établissent entre ces contenus.
Rédigé par : karl | 13 sep 2011 à 13:50