Préambule. J'ai toujours été mauvais en math. Et donc toujours fasciné par les chiffres.
Prémisses. Soit un réseau social comptant, selon ses propres chiffres, 600 millions d'utilisateurs de par le monde. Soit la règle participative en vigueur sur le web (90-9-1) qui stipule qu'en moyenne on compte, pour une personne publiant du contenu, 9 personnes le commentant ou le partageant et 90 autres se contentant de le consulter. Soient les échelles participatives de l'institut Forrester et les conclusions que l'on peut en tirer sur la nature "participative", "contributive" ou simplement "consultative" de l'engagement des internautes.
Le réseau qui valait 57 milliards de "like". Soit la dernière étude du Pew Internet à propos desdits réseaux sociaux. Dans laquelle on apprend que :
On peut donc inférer que :
- 90 millions d'utilisateurs mettent à jour leur statut chaque jour. Soit près de 33 milliards de mise à jour par an (exactement 32 850 000 000)
- 132 millions d'utilisateurs déposent des commentaires sous d'autres statuts que les leurs chaque jour. Soit près 49 milliards de commentaires par an (exactement 48 180 000 000)
- 120 millions d'utilisateurs commentent des photos chaque jour. Soit près de 44 milliards de commentaires de photos par an (43 800 000 000 exactement)
- 156 millions d'utilisateurs "aiment" (like) un contenu publié sur facebook (statut, vidéo, image, etc ...). Soit près de 57 milliards de "like" par an (56 940 000 000 exactement).
- 60 millions d'utilisateurs envoient chaque jour, un message privé. Soit près de 22 milliards de messages privés chaque jour (21 900 000 000 exactement)
Le vertige des grands nombres est constitutif de la statistique du web, formidable écosystème facilitateur et multiplicateur de la moindre interaction, de la moindre navigation, de la moindre publication, de la moindre attention portée. Les chiffres de Facebook sont donc pareillement vertigineux, comme sont vertigineux ceux de Google, de Youtube et de l'ensemble de ces mégalopoles virtuelles dans lesquelles se croisent, chaque jour, deux milliards d'internautes.
L'infini ramené à l'infime. Le nombre de tweets par seconde. Le nombre de commentaires par jour. Le nombre de vidéos par minute. Ad libitum. L'image ci-dessus - qui soit dit en passant illustre également à merveille la nature de l'identité numérique de 2 milliards d'êtres humains - à beaucoup circulé la semaine dernière sur le web, comme circulent périodiquement diverses infographies tendant à illustrer l'incommensurable dimensionnalité de cet écosystème. Ces représentations fonctionnent pour la raison suivante :
"Il n’y a rien que l’homme soit capable de vraiment dominer : tout est tout de suite trop grand ou trop petit pour lui, trop mélangé ou composé de couches successives qui dissimulent au regard ce qu’il voudrait observer. Si ! Pourtant, une chose et une seule se domine du regard : c’est une feuille de papier étalée sur une table ou punaisée sur un mur. L’histoire des sciences et des techniques est pour une large part celle des ruses permettant d’amener le monde sur cette surface de papier. Alors, oui, l’esprit le domine et le voit. Rien ne peut se cacher, s’obscurcir, se dissimuler." Bruno Latour, Culture technique, 14, 1985 (cit par Christian Jacob dans L’Empire des cartes, Albin Michel, 1992).
Le numérique et son imaginaire numéraire. Mais ces chiffres contribuent également à nourrir un imaginaire collectif qui, incapable de littéralement se représenter "ce que représente" le traitement computationnel de 57 milliards d'interactions comme on est incapable, dans l'instant, de se représenter "ce que représente" la fortune de Liliane Bettancourt à l'échelle de notre salaire mensuel, ces chiffres, disais-je, contribuent également à nourrir un imaginaire collectif réduit à choisir l'extase statistique comme seul argumentaire de la construction de son horizon critique.
Plus il y a de chiffres, moins il y a de réalité. Du côté des acteurs : la course aux chiffres ; être celui qui en a le plus (d'internautes, d'inscrits, de requêtes, de pages indexées, d'heures de vidéos, de like ...). Du côté des spectateurs se voulant analystes, la course à la fabrique et à la quête de chiffres qui pourraient mieux dire, mieux décrire, mieux chiffrer internet. Du côté des acteurs et des spectateurs, le même goût pour la mise en scène des chiffres du numérique.
2 milliards d'internautes mais 6 miliards d'êtres humains. Or avez-vous vu récemment une infographie sur le nombre de véhicules circulant chaque jour sur le périphérique parisien ou new-yorkais ? Voit-on se multiplier les infographies sur le nombre de coups de fils passés chaque jour dans le monde ? Sur le nombre de litres d'essence consommés chaque jour dans chaque pays ? Sur le nombre de feuilles de papier sortant chaque jour des imprimantes domestiques ? On sait que là aussi les chiffres seraient vertigineux. Mais ces chiffres là ne nous fascinent plus. L'écosystème qu'ils décrivent est "tangible", lourdement, tristement et désespérement tangible. Seule exception mais qui vient confirmer la règle : l'utilisation par quelques artistes, sos forme "d'installations", de l'affichage en temps réel du nombre de naissances et/ou de décès sur la planète. Le vertige du chiffre là encore. Là encore la fascination devant un défilement comptable. Là aussi la même difficulté à percevoir ce processus du cycle de vie comme une réalité (surtout vers la fin :-)
Le chiffre, les chiffres de l'internet renvoient donc à des effets de sidération qui participent d'une atténuation de l'effet de réel des entités qu'ils décrivent en même temps qu'ils renforcent le pouvoir symbolique des grandes firmes du web. Le "on n'imaginait pas" ou "on ne s'y attendait pas, ou pas à ce point là", impliquant un "on n'arrivera jamais à tout saisir", impliquant un "seuls le peuvent les géants Facebook ou Google" impliquant un "faisons leur donc confiance". Voir que l'on ne peut pas mesurer c'est déjà accepter que l'on ne puisse pas comprendre.
La mythologie de l'internet - au sens des mythologies de Barthes - est construite sur ces chiffres renvoyant à une nouvelle Babel statistique. Une Babel à l'achèvement d'autant plus incertain qu'à l'exception notable des études du Pew Internet et de quelques autres, l'essentiel des infographies circulant sur le net et renvoyant à cet imaginaire numéraire, sont soit produites sur la base de données erronées, incomplètes ou non-vérifiables, soit produites par les sociétés propriétaires des sites ainsi "décomptés"'.
(Nota-bene : il est donc absolument nécessaire de plaider pour l'existence d'un organisme de statistique publique de l'internet, pour continuer et asseoir le formidable travail effectué par des organismes comme le Pew Internet Research Center, pour que chaque citoyen puisse se saisir de ces questions, comme il est indispensable de réclamer aux grands acteurs du Net beaucoup plus de transparence sur leurs ingénieries internes, pour voir ce qu'ils font de ces chiffres)
Attention. Mais ces chiffres sont également la monnaie qui permet de faire et de défaire les fortunes bâties sur l'économie de l'attention. Et au-delà de l'économique, le rapport du Pew Internet souligne également l'impact grandissant des réseaux sociaux sur la conduite du politique et du citoyen (Partie 4 de l'étude). Soit le politique, l'économique et le social.
En fin. "Je voudrais mesurer vos danaïdes démocraties". Faisons en sorte que les chiffres de la socialisation numérique ne deviennent pas ceux de "La solitude". La chanson de Ferré est, sur le sujet, à plus d'un titre programmatique : la lucidité n'est pas là où elle devrait être.
<Update> à lire, en écho à ce billet, celui d'André Gunthert : "Le web et le vertige du grand nombre" </Update>
Il y a un travail intéressant sur la valeur mythique du chiffre et de la statistique, c'est celui de T.W. Porter : Trust In Numbers.
Le bouquin n'est pas traduit en français, mais Porter y explique que le chiffre et plus spécifiquement la statistique se sont progressivement constitués comme "technology of trust" et comme "technology of distance".
Cela rejoint pas mal d'analyses déployées dans ce billet, très intéressant d'ailleurs (et je dis oui et re-oui à un organisme public de mesure...)
Rédigé par : Samuel G. | 20 juin 2011 à 11:25
@Samuel> Merc pour la référence à Porter, que jene connaissais pas. Je vais fouiller de ce côté là.
Cordialement
Rédigé par : olivier ertzscheid | 20 juin 2011 à 11:36