Elle s'appelle Laurence. Comme 16 000 autres enseignants, elle est la génération "master". Elle s'est retrouvée en septembre devant une classe pour faire cours. Et elle n'y est pas arrivé. On ne le lui avait tout simplement pas appris. Depuis elle est sous anxiolytiques. Des histoires comme celle de Laurence, des histoires de jeunes profs en dépression après quelques semaines d'enseignement, il y en avait déjà plein, bien avant la réforme de la masterisation. Et puis, il n'y a pas que des Laurence dans la vie. Il y a aussi des Claire, Claire qui n'est pas tombée dans un lycée difficile, qui n'est pas en face d'enfants difficiles, qui, pour différentes raisons, a peut être plus de facilités que Laurence avec la gestion d'un groupe, avec la discipline, avec le rapport aux autres. Bien sûr qu'enseigner est un métier qui s'apprend. Mais l'on sait également que chacun fera des choses différentes de l'enseignement reçu, en fonction de ses capacités personnelles, de son milieu social et culturel, des classes et des élèves en face desquels il finira par se retrouver. Oui mais voilà.
Laurence a reçu une lettre. Une lettre de l'inspecteur d'académie. Dans sa lettre l'inspecteur lui écrit : "Laurence, si vous ne vous sentez pas capable de faire ce métier, il faut démissionner." C'est vrai quoi, les places sont chères, et il y a sûrement plein de Claire qui attendent un poste. Dans sa lettre l'inspecteur lui écrit aussi : "Laurence, les elèves ont le droit d'avoir devant eux des enseignants compétents". C'est vrai quoi, surtout quand il s'agit d'élèves difficiles.
Oui mais voilà. Laurence, elle avait envie et tout aussi certainement besoin de faire ce métier. Apprendre le programme d'histoire ou de mathématiques ou de français, ça Laurence y est très bien arrivée. C'est une partie du métier qu'elle avait choisi. Mais apprendre comment on fait passer un programme d'histoire, de mathématiques ou de français à une classe de 32 élèves de 13 ou 14 ans, ça, on ne le lui apprend plus à Laurence. On la met devant les élèves, on lui colle un "tuteur" enseignant - qui n'est souvent même pas dans le même lycée ou collège qu'elle - et on lui dit débrouille-toi Laurence.
Messieurs.
--Monsieur l'inspecteur d'académie dont je ne connais pas le nom,
--Monsieur Luc Châtel, ministre du management national et de l'éradication nationale des psychologues scolaires**,
--Monsieur Xavier Darcos, ancien ministre de l'éradication nationale de la formation des enseignants,
Vous avez tous les trois des métiers qui doivent certains jours vous paraître aussi difficiles que celui de Laurence. J'ignore si vous êtes ou si vous avez été sous anxiolytique. Que vous portiez tous les trois l'écrasante responsabilité de l'effondrement programmé d'un système, celui de l'instruction publique, passe encore. Que vous ou votre mentor, vous réclamiez régulièrement de l'héritage de Jaurès ou de Jules Ferry, passe encore. Vous pouvez "jouir pleinement de la supériorité reconnue que les chiens vivants ont sur les lions morts" (Jean-Paul Sartre). Après tout, vous êtes nommés ministres ou inspecteur, vous êtes convaincus que le secteur privé peut assurer des missions qui incombaient jusqu'ici aux services publics, dans l'éducation comme ailleurs, et vous mettez en oeuvre le programme permettant de faire aboutir vos idées. Donc acte. "C'est le jeu". Mais la lettre que vous venez tous les trois d'envoyer à Laurence signe la fin de la partie.
Avec cette lettre cesse le jeu et commence l'indéfendable. Supprimer la formation des maîtres, placer ces nouveaux maîtres "dans des classes", attendre que certains d'entre eux s'effondrent, et leur signifier par courier hiérarchique que "les élèves ont le droit d'avoir devant eux des enseignants compétents" et que le cas échéant ils feraient mieux "de démissionner", est une stratégie managériale ayant effectivement déjà fait ses preuves, et dont l'avantage est de révéler à ceux qui l'ignoreraient encore l'étymologie du mot "cynisme". Comme des chiens. Vous avez, "messieurs qu'on nomme grands", merveilleusement contribué à l'enrichissement de l'horizon sémantique du cynisme : ce qui était au départ le seul mépris des convenances sociales, désignera désormais également le total et absolu mépris de l'humain.
Un nouveau cynisme dont l'alpha et l'oméga est constitué de la seule doctrine managériale. Une machinerie implacable, chez France Télécom comme dans l'éducation nationale désormais, qui fabrique des Laurence dans le seul but de les broyer, pour s'économiser l'annonce d'un énième plan social, pour accélérer encore un peu le non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux partant à la retraite.
Vous avez, messieurs, parfaitement raison sur un point : les élèves ont le droit d'avoir devant eux des enseignants compétents. Mais vous avez patiemment, minutieusement, laborieusement transformé l'école de la république en un immense tube digestif. Une machine à bouffer de l'humain.
D'un tube digestif il ne peut sortir que de la merde. C'est pas du management, c'est de la biologie.
J'ai souvenir d'une école de la république d'où sortaient des citoyens.
Je me rappelle d'un twitt où, parlant de Morel, tu disais "j'adore ce mec".
Je poste un commentaire ici aujourd'hui en disant, parlant de toi : "j'adore ce mec".
Merci pour la vigilance et la parole.
Rédigé par : willy | 06 oct 2010 à 15:08
Bien envoyé !
Rédigé par : Julie | 06 oct 2010 à 16:11
Je n'ai qu'une chose à dire : bravo !
Rédigé par : Elo | 06 oct 2010 à 20:31
Le recrutement des enseignants s'est toujours fait par l'échec.
Commencer cette profession avec un service plein sans avoir d'expérience va renforcer cette sélection par l'échec des enseignants.
Il y aura des suicides, des gens licenciés qui seront cassés, détruits psychologiquement. C'est à ce prix, et cela l'a toujours été, que cette profession recrute.
Rédigé par : ProfViré | 06 oct 2010 à 23:42
C'est pas le ministre contre tous mais les nouveaux contre tous. Ici beaucoup ont été mal accueillis par les collègues : on a pris des bonnes places, on a bloqué le mouvement. Les proviseurs ont été + ou - conciliants (mauvais accueil, heures sup non payées : qui va se plaindre de celui qui met la note pour la validation pour 1h de + ? Emplois du temps bouche-trous, cours 5 jours sur 7... plus le vendredi de formation à l'iufm, donc 6j/7). Pas de prime transport : on est encore étudiant (stagiaire iufm). Pas d'avantages étudiant : on est salarié. Pas d'avance de salaire (trouver un studio à 100 km de chez soi sans caution ? En une semaine vu que les affectations sont connues au dernier moment ? Expliquer au banquier le découvert de 400€ ?)
sans parler de celle qui a 4 niveaux (collège-lycée. 3e, 2nde (nouveaux programmes avec des options à peine esquissées dans le bo), 1ere (classe de bac) et bts. Sans parler de celle qui est prof principale.
mon seul soutien là c'est mon inspectrice...
Rédigé par : Floy | 07 oct 2010 à 00:41
Je ne vois qu'une chose à dire après avoir lu ce texte:
BRAVO
Rédigé par : Alain | 07 oct 2010 à 08:50
Que dire après ça ?
Ah oui : une administrative du ministère a calculé qu'en ajoutant un élève par classe, on pourrait virer 10000 enseignants, me dit-on (il paraît qu'un reportage est passé à la télé et que les enseignants ont été très choqués).
Le macro-calcul, pour l'enseignement, c'est le suicide du système. Sans compter que les ZEP sont de plus en plus déshabillées de tous leurs moyens, et que les problèmes se règlent localement, pas le cul au chaud dans un ministère.
Impossible d'avoir une macro-vue, c'est un signe très fort de méconnaissance extrême du "terrain", terme très cher à nos politiques jusqu'aux dimanches d'élections à 20h00, oublié sitôt après.
Rédigé par : Stéphane Deschamps | 07 oct 2010 à 09:10
Tiens... et si tout ça était savamment orchestré... pour, je ne sais pas moi, par exemple accentuer encore plus le fossé entre l'éducation des enfants de nos classes dirigeantes et l'éradication de toute culture des enfants du peuple...
Rajoutez à ça une pincée d'émissions crétines à la télé, des blockbusters avec plein d'action et aucun scenario au cinéma, de la "musique" formatée basse qualité à la radio et on obtient un peuple de sous-doués qui ne comprend plus rien dans l'ensemble à ce qui se passe autour de lui.
Oh ?! hé oui...
J'ai fortement apprécié ce billet, mais à mon avis ce sera un gravillon tombant dans l'océan, ça n'aura pas d'impact sauf sur des gens ayant déjà conscience du problème, et c'est bien dommage.
Rédigé par : B@loo | 07 oct 2010 à 11:18
Pour enfin privatiser l'éducation, il faut d'abord prouver au peuple que le service publique ne fonctionne pas..
C'est la même ficelle depuis le début de la privatisation...Ils l'ont fait avec France Telecom, il l'ont fait avec EDF, SNCF, la poste est en cours.
les prochains sont l'éducation et la santé ! il sont pourtant facile a suivre nos petits stratèges à la solde des lobby du fric
Rédigé par : Corbeaux | 07 oct 2010 à 17:29
J'aime l'image du tube digestif : le liberalisme rampant tous azimuts génère autant de merde qu'il me rend nauséeux.
Je suis parfois aussi gagné par ce sentiment de gravillon dans l'océan, évoqué par B@loo, tant on est noyés sous un flot d'infos dans un monde où tout va vite.
Je garde cependant à l'esprit que les maillons de ce système sont vous et moi. A l’instar de la fable du colibri, chacun peut faire sa part, et il a sa place dans la société. Il n’y a de fatalité que si l’on renonce à ses responsabilités. C’est une question de décision. Alors que chacun connaît la théorie du battement d’aile du papillon, comment peut-il douter de son influence sur son environnement, et dans la société dans laquelle il évolue ?
Rédigé par : Pacific-Warrior | 07 oct 2010 à 19:35
Il est temps d'entrer en résistance, secondaire, primaire ensemble. Voir la campagne de lettres de résistance commune au 1er et au 2ème degré actuellement en cours :http://lettre.enseignants-en-resistance.org
Rédigé par : Linda | 07 oct 2010 à 21:58
Enseignante, j'ai même failli écrire "Anciengnante", j'aurai pu recevoir cette lettre, il y a deux ans et certains jours, face à certains élèves, je ne sais pas faire.
Honnêtement, je serai curieuse de voir cette lettre.
Dans la présentation de Claire, je lis "Elle a moins d’heures de cours que prévu par les textes …" Ça permet aussi d'avoir du temps pour l'administratif …
Et puis, si Claire se sent bien … Rien ne prouve que son travail est plus efficient que celui de Laurence. Pour les côtoyer au quotidien, il y a des gens qui baignent dans l'auto-satisfaction, d'autres dans le doute …
Rédigé par : Sans Importance mais quand même … | 08 oct 2010 à 07:25
Formateur en soins infirmiers je porte à votre attention le constat déplorable que de tels phénomènes commencent à toucher la formation d'infirmière et celle également de formateur en soins infirmiers qui se trouve soudain, par le truchement d'un nouveau programme construit sur la logique de compétence, remise en question dans sa compétence à former de nouveaux, et compétents infirmiers.
Merci pour ce billet énergique et tellement réaliste.
Rédigé par : jean | 08 oct 2010 à 18:11
C'est tellement vrai...merci, car c'est déjà réconfortant de se sentir soutenu.
Claire
(une autre, plutôt loin de celle sus-citée.)
Rédigé par : C.E. | 08 oct 2010 à 20:47
Nombre de psychiatres, psychanalystes et sociologues étudient aujourd'hui les mécanismes destructeurs de la perversion. Il serait utile pour la société que certains d'entre eux analysent les politiques sociales et économiques actuelles qui font largement appel aux pratiques perverses : déni de la réalité, injonctions paradoxales, chantage, culpabilisation...
Rédigé par : Martine | 10 oct 2010 à 19:19
n'importe quoi .... effectivement si elle n'est pas contente elle peut démissionner laurence personne ne l'oblige à rester!!!
on rêve
Rédigé par : YY | 11 oct 2010 à 10:19
je voudrai bien savoir où enseigne laurence : en collège les classes ne dépassent plus 26 à 26 élèves;oui il faut être compétent;je me suis retrouvée avec mon capes en collège;la première année a été difficile avec une classe seulement : c'était en partie de ma faute : pas assez sévère et une administration pas coopérative; après toute ma carrière s'est bien passée;il y a trop d'enseignants qui font ce métier faute de mieux:la passio c'est indispensable
Rédigé par : monique blanc | 13 oct 2010 à 14:06
bravo !
Rédigé par : BL | 13 oct 2010 à 20:30
je ne pense pas que la passion suffit! il faut de la méthode, un apprentissage.
Ils cassent les personnes et le système éducatif!
bravo pour votre article!
Rédigé par : jean R | 14 oct 2010 à 18:05
Lettre à Laurence,
Bonjour Laurence. hormis l'aversion pour cette politique de casse et de classe, ce gouvernement d'opérette et ces ministres minables et arrogants, que puis-je faire pour vous, de concret, de réconfortant, d'utile? Tenez-bon et ce n'est pas le management type France Télécom qui aura raison à l'Éducation nationale.Tenez-nous au courant.
Bien cordialement,
Rédigé par : Fernand | 15 oct 2010 à 14:05
Bravo : article efficace! A relayer sans modération dans les réseaux.
Pour le PS 82 c'est fait : http://ps82.fr/Lettre-a-Laurence.html
Valérie G
Rédigé par : Valérie G | 15 oct 2010 à 18:01
C'est fou comme tout le monde sur le terrain est d'accord et comme l'autisme gouvernemental a contaminé l'admnistration. Je parlerai école primaire (maternelle + élémentaire)qui subit les mêmes contre-réformes au niveau de la formation. Notons que c'est comme si on disait qu'un infirmier va faire 5 ans de fac de chimie et qu'il apprendra bien à faire des prises de sang avec ses collègues. Ou plus proche encore, prenons l'exemple des orthophonistes, dont un certains ministre de l'éducation nationale, François Bayrou, avait fait l'apologie lors de l'ouverture de leur congrès nationale en disant que les enseignants devraient s'inspirer de leur professionnalisme. Sauf que les orthophonistes ont 4 ans de formation professionnelle (je dis bien professionnelle, donc spécialisée !) pendant que les enseignants...
Au sujet d'ailleurs de la masterisation, notons bien au passage qu'on limite l'accès à ce métier à une certaine classe sociale, les autres n'ayant pas les moyens de financer les études longues de leurs enfants, et que cela aura une conséquence lourde sur la suite du fonctionnement des écoles : quel enseignant comprendra ses élèves issues de l'immigration, du prolétariat, du chomage, de la misère ? Quel langage parlera-t-il et comprendra-t-il ? Quelle reconnaissance leur donnera-t-il et quels soutiens leur apportera-t-il ?
Enfin, ne soyons pas dupes, quand le système est bien miné, on ne le reconstruit pas facilement. L'OCDE a chiffré le manque a gagner de l'éducation publique et ne veut plus que ce système perdure : tout doit être monnayé et rentable.
Mais l'information est cadenassé et les parents d'élèves ont bien du mal à admettre que certaines luttes des enseignants ne visent pas à défendre des intérêts catégoriels mais bien l'avenir de leurs enfants.
De la part d'un enfant de l'école publique qui n'oublie pas qu'il ne pourrait plus devenir enseignant maintenant, mais serait contraint au chomage ou à l'usine.
Rédigé par : Thierry Perrier | 17 oct 2010 à 14:35
Il en est dans l'Education Nationale comme dans beaucoup de secteurs. Les nouvelles forme de management sont basées sur la rentabilité,où seul le résultat compte. Le cynisme, la négation de l'être humain , de sa sensibilité, de son originalité, sont les vertus d'un bon "manager": Et l'on feint de découvrir avec une larme à l'oeil tous ces suicides..
larmes de crocodile mangeur d'hommes!!!!
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Rédigé par : Jean Campain | 17 oct 2010 à 18:57
Merci pour cet article clair et révélateur (comme d'habitude). Il m'a beaucoup touché, d'autant plus que je me suis retrouvé, il y a quelques années maintenant, dans la situation de Laurence ... ou de Claire (même si la masteurisation n'était encore pas en vigueur). Placé devant une classe de 30 ado et post ados de 16 à 20 ans, à mettre en place seul des modules transversaux, sans programmes ... Etje me souviens encore des remarques acerbes de l'inspection d'académie, du même acabit que ceux adressé à Claire ou Laurence !!
Rédigé par : Petrus | 20 oct 2010 à 16:48