Le monde comme il Twitte.
J'utilise Twitter depuis quelques mois. Je n'ai encore pas publié de billet au sujet de ce "nouveau" moyen de communication "temps réel", mais la blogosphère regorge d'analyses sur le phénomène emblématique de la statusphère. Comme pour la dernière "killer-app" rapidement érigée en phénomène de société (il s'agissait de Facebook), on spécule aujourd'hui autour de Twitter, tantôt annoncé comme "révolutionnant l'information", tantôt devant être racheté par Facebook ou Google, tantôt nouveau héraut de la figure du pro-am. Par ailleurs, aujourd'hui tout le monde est "sur" Twitter : des ministères, des administrations des politiques, des universités, des profs (les "tweeatchers"), des étudiants, des journaux, des journalistes ... (sur la dimension académique de Twitter, voir la diapo 39 de mon intervention aux RPIST).
Twitt à Saint-Tropez.
Le monde se twiterrise et Le Monde rend compte de la twitterisation du monde. Pas une catastrophe, pas un séisme, pas un crash d'avion, pas un scandale, pas une élection politique, qui ne soit d'abord révélés et relayés "sur" Twitter. Dernier séisme en date, la mort de M.Jackson qui faillit à elle seule faire s'effondrer les serveurs de la planète (ceux de Google en tête, ce dernier croyant être victime d'une attaque devant la multiplication des requêtes et des twitts sur MJ).
WTF. Wikipédia, Twitter, Facebook : What the fuck ?
De Wikipédia (pilier d'une révolution cognitive, d'un nouveau rapport au savoir) à Facebook (pilier d'une révolution de l'intime, d'un nouveau rapport à notre "identité" en ce qu'elle à d'intime, de public et de privé), de Wikipédia à Facebook il manquait un élément. Celui d'une primo-conversation, une conversation essentielle, planétaire, synchrone, instantannée. Au mieux comme une gigantesque iségoria, au pire comme un aliénant café du commerce. La première victoire de Twitter, c'est d'être devenu (comme Wikipédia et Facebook), un révélateur. Un "corpus", un sujet d'étude scientifique. WTF sont autant de moyens pour les chercheurs (en sciences sociales notamment) de sonder le monde, de disposer d'un formidable terrain d'expérimentation pour qualifier les changements en cours de l'ère numérique. L'une des dernières études scientifiques sur Twitter est celle menée par deux étudiants de Harvard, étude à partir de laquelle Jean-Michel Salaun a bien souligne les effets d'écho entre les usages de Twitter et ceux de Wikipédia, notamment le fait que "la répartition des contributions sur Twitter est plus concentrée que sur Wikipédia, même si Wikipédia n'est pas un outil de communications. Ceci implique que Twitter ressemble plus à un outil de publication unidirectionnel qu'à un réseau de communication pair à pair."
De la hiérarchie à l'hétérarchie.
L'information est brute. Les industries de l'information ont pour métier d'y mettre de l'ordre, par le biais de l'angle choisi pour les "sujets" et par les "choix" éditoriaux. Bref l'industrie de l'information tout entière (de la presse magazine aux moteurs de recherche) est d'abord une industrie de la hiérarchisation.
Avec Twitter, ce qui domine de prime abord c'est l'aspect profondément hétérarchique, à plat, de l'information qui y circule. On parle d'hétérarchie à partir du moment où, dans une organisation, il n'y a pas de "niveau supérieur". C'est Warrren Mc Culloch, l’un des premiers cybernéticiens, qui avait créé ce terme pour décrire certains programmes informatiques. Twitter est donc, de prime abord, une hétérarchie : pas d'éditorialisation, pas de "niveau supérieur" de l'information. Donc, Twitter est littéralement illisible. Parce que sa nature est précisément de ne pas vouloir "mettre en ordre". De ne pas vouloir hiérarchiser. Et pourtant Twitter est lu. Lu par la planète entière et notamment par les médias de l'industrie de la hiérarchisation qui y puisent informations, faits, témoignages, alertes, signaux.
Quel est l'ordre de Twitter ?
Si Twitter est lu (et utilisé) par chacun d'entre nous c'est parce qu'il est néanmoins capable de briser son hétérarchie pour lui donner de la profondeur, et pour se servir de cette profondeur comme d'une hiérarchie. La plupart des medias sociaux utilisent une technique d'éditorialisation déjà largement théorisée en informatique et en sciences sociales : il s'agit de celle du filtrage collaboratif. Les moyens et les instanciations de cette technique sont innombrabbles mais son mécanisme est immuable : on agence l'information, on construit collectivement les hiérarchies éditoriales en fonction du nombre de votes (ou de liens, ou de signalements, ou de mots-clés, ou de folksonomies, ou de Hashtags) vers cette information à l'intérieur d'une communauté d'usage, et ce de manière dynamique (ré-agencement perpétuel) ou statique (à un moment donné). Le filtrage collaboratif, très utilisé notamment dans des systèmes d'information "clôts" (en entreprise par exemple) a changé de nature dès qu'il s'est retrouvé sur le web, et ouvert à des communautés pouvant compter plusieurs millions de membres. Mais revenons à Twitter. L'éditorialisation de Twitter, son filtrage collaboratif, sa profondeur hiérarchique, c'est la capacité que nous avons de construire notre communauté de Followers (littéralement suiveurs) et de décider nous-mêmes des personnes ou des thèmes que nous voulons suivre. C'est là le seul moyen de garder le contrôle et de n'être pas totalement submergé par le flot flux. Mais on le voit, il ne s'agit pas réellement de hiérarchisation (qui s'appuie sur une verticalité) mais plutôt de périphérie, d'horizontalité du cercle de suivants/suiveurs dont et avec lesquels nous décidons de tenir conversation.
De l'hétérarchie au hiéroglyphes.
Twitter débarque donc. Comme tout média, il le fait avec ses codes. Les adeptes de l'IRC des débuts se souviennent des différents modes, des différentes commandes. Les codes de Twitter sont épurés. Mais il n'en restent pas moins déroutants pour le novice : ce sont les fameux Hashtags, mots-clés précédés d'un signe dièse "#" qui pourront être agrégés pour structurer (et non hiérarchiser) une actualité (exemple, le Hashtag pour parler de la mort de M. Jackson était " #MJ "), ou bien encore des RT, ces renvois de Twitts, dans lesquels l'acronyme initial "RT" signale que l'on est en train de reprendre une information (un Twitt) déjà publiée (lequel RT est en général suivi du nom - précédé d'une arobase - du compte Twitter d'où l'on reprend l'info). Ajoutons-y la limitation des messages à 140 caractères et la retraduction systématique des adresses web en des versions abrégées (et donc illisibles), et nous obtenons le genre de truc suivant :
- "affordanceinfo @sarko @carla RT "MJ est mort" http://bit.ly/Y45brt #WE à eurodisney #MJ #bambi #premierevictimedefredericmitterand"
Soit, vous en conviendrez, pour un individu lambda non adepte ou non-initié auxdits codes, un léger côté hiéroglyphique pour une info ainsi normalement traduisible en langage courant :
- Olivier E affordanceinfo signale à ses amis Nicolas et Carla @sarko @carla, que Michael Jackson est mort "MJ est mort", info qui circule actuellement partout RT et qui est vérifiable à l'adresse http://www.europe1.fr/Michael-Jackson-des-millions-de-fans-pour-un-dernier-hommage/ http://bit.ly/Y45brt, et info qu'il associe spontanément # au souvenir que ses amis gardent de leur dernier week-end à Eurodisney #WE à eurodisney, tout en s'interrogeant pour savoir s'il existe un rapport de causalité directe entre la mort du chanteur et l'arrivée de Frédéric Mitterand au Ministère de la Culture #premierevictimedefredericmitterand".
Des hiéroglyphes au hiératique. Twitter ou les stratégies d'évitements de la lecture industrielle.
Ainsi Twitter, dans son affichage, dispose bien d'une dimension hiéroglyphique (pour le profane - qui s'en trouve désorienté - comme pour l'initié - qui les manipule sans difficultés). Mais ce qui est le plus intéressant dans Twitter, ce sont les stratégies qu'il met en place pour gérer l'infobésité accrue par le temps réel sur lequel il s'efforce de se caler, et ce sans jamais faire appel à de classiques techniques de hiérarchisation (cf supra) mais en préférant faire appel à des stratégies visuelles, cognitives et scripturales d'évitement, de substitution.
Premier exemple : l'utilisation du RT, ou le fait de Re-Twitter une information (un autre Twitt). Il ne s'agit pa là de créer volontairement de la redondance (même si cela y revient in fine) mais bien plutôt de qualifier l'importance d'une information et contribuant à son effet de masse. Traduisez : si je retwitte cette info, c'est qu'elle m'apparaît importante/intéressante. Le fait de la re-twitter vise donc d'abord à lui donner du poids, pour lui permettre d'émerger de l'ensemble. Et l'on retrouve ici cette verticalité, cette hiérarchie qui semblait faire défaut à Twitter.
Deuxième exemple : les Hashtags. Ceux-ci sont le strict équivalent des Folksonomies, c'est à dire un processus de classification collaborative par des mots-clés librement choisis, mots-clés qui, comme pour les folksonomies peuvent aller de l'explicite - #iran-elections - à l'allusif - #MJ (pour Michael Jackson) -, voir au simplement farfelu - #slipsurlatête - ou à l'égocentré - #danielprendlepouvoir.
Troisième exemple : la représentation (cartographique ou imagée), la mise en scène visuelle. C'est là le plus révélateur. Les accrocs à Twitter ne peuvent très longtemps sa satisfaire d'une nombre de followers limité, eux-mêmes ne peuvent se résoudre à brider le nombre de comptes qu'ils souhaitent suivre en temps réel. Ils n'ont alors pas d'autre possibilité que d'être submergés devant l'aspect invasif et ingérable de ce déferlement. Ils passent dont par des applications tierces (Twitter en regorge ... voir notamment le point III "Outils et services" de ce billet) qui permettenr de visualiser les "points chauds" de Twitter, que ces points chauds soient thématiques ("je cherche de quoi on parle beaucoup en ce moment"), conversationnels ("je cherche les gens qui parlent le plus et/ou le mieux de ce qui m'intéresse), ou chronologiques ("je cherche de quoi on a perlé dans les dernières minutes, la dernière heure, ou la dernière semaine). Un seul exemple (au nom programmatique) dans cette dernière catégorie : le site Twitter for busy people.
Moralité : par sa limitation en nombre de caractères, par les codes scripturaux et les interfaces de vidsualisation qu'il utilise, Twitter travaille sur la dimension hiératique de la conversation comme vecteur d'information.
La définition que le Littré donne su terme hiératique est la suivante (il s'agit de la troisième acception du terme) : "Écriture hiératique, signes
hiératiques, écriture cursive, qui est une abréviation de l'écriture
hiéroglyphique et dont les signes sont dérivés, signe à signe, des
caractères hiéroglyphiques." Définition ainsi complétée par Wikipédia : "L'écriture hiératique est en fait le deuxième niveau de simplification des hiéroglyphes, le premier étant les hiéroglyphes linéaires,
qui sont des versions simplifiées des hiéroglyphes, mais qui gardent
leur valeur représentative. Les caractères hiératiques, eux, ne représentent plus des objets, mais uniquement des signes arbitraires à
la manière des lettres d'un alphabet."
Twitter ou l'écriture hiératique vue comme substitutive à l'absence de possibilité de lecture hiérarchisée. D'autre part, et pour reprendre une analyse déjà exposée ici, Twitter me semble, avec sa logique de "Followers", également emblématique d'un troisième âge de la navigation hypertextuelle, celui de la souscription.
Il y a plusieurs raisons au succès actuel de Twitter.
En plus de celles précédemment décrites, voici celles qui me semblent aujourd'hui essentielles :
- Sa simplicité.
- Sa portabilité. = il est aisément déportable dans différents environnements (sous forme de widgets pour des site web ou de clients pour des navigateurs ou des téléphones portables, ou bien de manière plus immersive, comme ce client qui sert du support aux conversations du jeux vidéo World Of Warcraft)
- Son effectivité. = sa capacité de résonnance (lectures industrielles) et sa capacité à créer du lien (avec l'industrie de l'écriture = les "grands" médias).
- Son affectivité. = Twitter utilisé pour de petites conversations entre amis. Il s'agit bien ici de lien social.
- Son unidimensionnalité. = Twitter ne contient que du texte, pas d'image, pas de son, pas de vidéo.
L'hétérachie de Twitter me semble juste pour une part seulement, car l'information est bien hiéarachisée, mais elle l'est ailleurs que sur Twitter.
Il me semble que le génie de Twitter est de proposer un environnement minimaliste : 140 caractères et c'est tout ! C'est ailleurs, dans des services tiers, que l'information est hiérarchisée. Si j'en crois le nombre des applications qui classent les twitts et les utilisateurs, c'est vraiment un besoin fort.
Contrairement aux autres réseaux sociaux, l'information est classée ailleurs que là ou elle est produite. N'est ce pas là la spécificité de Twitter par rapport à Facebook. Facebook est centripète, il rapporte tout à lui. Twitter est centrifuge : tout s'éloigne de lui. Les images, les musiques, les vidéos, les liens, les hastags... il a fallu tout créer *en plus* de Twitter, et tous ces liens font sortir l'utilisateur de Twitter.
Sur l'écriture hiératique, je vois mal le lien. Nous écrivons avec les lettres de l'alphabet latin et quand bien même nous sommes limités, il s'agit encore de mots et de phrases. L'intéret de la limitation est qu'un tweet se lit en un coup d'oeil. Que certains tweets ne peuvent être compris qu'après un petit apprentissage,c 'est certain. Mais on est loin de la complexité grammaticale de certaines pages wikipédia !
Rédigé par : Yann Leroux | 06 juil 2009 à 12:06
Génial. Merci.
L'éditorialisation sur Twitter via le filtrage collaboratif n'est-il pas plutôt une inversion de la chaîne d'information habituelle? je veux dire, l'émetteur émet bien une message, mais n'est-ce pas en périphérie qu'elle prend son sens?
Quand elle est repris en périphérie, et particulièrement sur Twitter (et c'est moins vraie pour les blogues et sur facebook), elle acquiert sa valeur d'information, octroyant ainsi aux récepteurs un pouvoir qu'ils n'avaient pas auparavant.
Un peu comme le lancer du spaghetti sur le mur pour voir lesquels vont coller: on lance à l'aveugle (sans aucun bon sens) et c'est uniquement le retour qui 'fait sens' . C'est l'image que ça me donne le 'filtrage collaboratif'...
Twitter, comme wikipédia (et contrairement à Facebook) est un véritable outil de co-construction du sens, j'imagine...
(en passant, on dit 'tweet' et non 'twitt' -ou mieux! gazouillis)
Rédigé par : Martin Lessard | 07 juil 2009 à 04:51
Ce post est tres riche!
Je vais m'éloigner un peu du sujet, en vous lisant (Affordance et le commentaire de Yann Leroux), il me parait évident qu'il y a une analogie dans le rapport FB/Twitter et Mac/PC d'il y a 15ans!
La matière n'est pas la même, mais on constate une opposition entre ouverture et fermeture, initiés/non initiés (bon évidemment le côté social est un peu nouveau ...)...
S'il y a vraiment analogie, comme on a déja vu le film, on sait qu'à la fin, c'est Twitter qui gagne alors! ;o)
Rédigé par : loran | 07 juil 2009 à 10:04
Comme c'est un nouveau média, les analyses sont encore beaucoup axés sur les fonctionnalités (hashtags, retweets..). Mais on parle peu, finalement, de l'intersubjectivité. Même si beaucoup d'utilisateurs se comportent dans Twitter comme dans un "vieux" média (Facebook, forum,..) beaucoup d'utilisateurs jouent le jeu de s'ouvrir vers d'autres et d'accepter de former des cercles avec des inconnus. Ça fait combien de temps que vous n'avez pas fait une ronde avec de nouveaux petits camarades dans une cour d'école ? Ce n'est pas seulement naïf ou charmant, c'est du vrai "ice-breaking" avec moins de risques que sur les autres médias sociaux, à cause de l'aspect "place publique" qui permet de cadrer et d'éliminer les emmerdeurs.
Rédigé par : @waltercolor | 08 juil 2009 à 00:06
Je voudrais juste faire remarquer un côté peu pointé de Twitter : ce support ne retient que X messages, ce qui le rend sans intérêt aucun hors du présent et du temps réel. Ce qui est concomitant avec les liens raccourcis dont la pérennité est pour le moment douteuse (souvenons-nous des simplifieurs d'URL dans les années 1999/2000) .
Ce monde du temps réel a un intérêt, toutefois l'absence totale d'archivage me semble cantonner Twitter à un usage spécialisé, qui effectivement intéresse journalistes, universitaires et communicants de tous ordres. Mais se situe pour autant très loin (à mon avis bien sûr) de Facebook ou de Google.
Rédigé par : Moktarama | 09 juil 2009 à 16:08